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Que s'est-il vraiment passé à Doha ? |
Le putch Moore - Harbinson
Dans les semaines précédant la conférence de Doha (novembre 2001), un premier projet de déclaration ministérielle est mis en circulation en septembre, puis un deuxième début octobre. Ces deux textes comportent quelques maigres concessions aux demandes des pays du Sud. Mais le samedi 27 octobre à 23 heures 30, coup de théâtre. Le président du Conseil Général de l'OMC, Stuart Harbinson fait diffuser « le » projet final de déclaration pour la 4e Ministérielle. Cette version gomme les concessions antérieures. La réaction des pays du Sud ne se fait pas attendre : c'est le tollé. Leurs demandes d'évaluation des accords passés et les promesses solennelles de l'Organisation à ce sujet [9] ont été superbement ignorées. Le texte engage les pays membres dans un nouveau round comportant les secteurs [10] catégoriquement refusés par la majorité des pays du Sud. Maquillage rédactionnel, le mot round, ou cycle, n'y apparaît cependant pas une seule fois. Le Dimanche 29 octobre, le Transatlantic Business Dialogue (TABD) qui réunit 200 firmes transnationales des deux cotés de l'Atlantique, réitère ses instructions au Ministère du commerce américain et à la Commission européenne : obtenir, coûte que coûte, le lancement d'un nouveau round lors de la ministérielle du Qatar [11].
À la réunion du Conseil Général de l'OMC à Genève du 31 octobre, c'est le clash. La discussion sur le projet de déclaration qui fâche est placée en 9e point de l'ordre du jour ! Excédés, des ambassadeurs de pays du Tiers monde quittent la réunion. Le président du Conseil général, Harbinson, qui est aussi le directeur du tribunal de l'OMC, l'ORD, reste de marbre. La réunion se poursuit le jour suivant. Objections sur objections de 22 délégations du Tiers Monde : successivement l'Inde, le Pakistan, l'Ouganda, le Zimbabwe, etc., s'efforcent de faire entendre leurs voix. Rien n'y fait. En fin de journée Harbinson impose son texte, décrétant qu'il l'enverra « sous sa propre autorité » aux ministres du Commerce des pays membres. Il promet d'y adjoindre une lettre faisant état des divergences, mais refuse d'avance de la montrer aux ambassadeurs à Genève ! Autant laisser les ministères dans l'ombre sur l'ampleur du vent de fronde qui souffle à Genève.
Pour Chakravarti Raghavan, c'est le « putch Moore-Harbinson, un coup contre les membres de l'organisation et un coup contre ses règles ». En effet, comment qualifier autrement l'adoption d'un texte qui ne fait pas consensus et qui n'est pas non plus soumis au vote ? Outrepassant son mandat, Harbinson viole la règle du Conseil général qu'il préside. Dans sa conférence de presse du 2 novembre, le directeur général Mike Moore appuie son numéro 2. Il décrète valide le « processus de Genève », ajoutant même qu'il devrait être institutionnalisé.
Pourtant la veille, par la voix de son Ministre du commerce extérieur, Murasoli Maran, l'Inde a menacé de se retirer de l'OMC : « nous ne savons pas qui a rédigé ce texte (…). Si nous n'avons pas notre mot à dire dans le programme, à quoi bon rester à l'OMC ? » [12] . À la question « ne craignez vous pas d'être isolés ? », le Ministre indien répond impassible : « un milliard de personnes ne peuvent pas être isolées ».
Pendant ce temps, pour la Commission européenne, tout va très bien. Sous l'intitulé « vers un nouveau cycle », Pascal Lamy se félicite que les conditions requises soient réunies pour le lancement d'un nouveau round au Qatar. La Commission et le secrétaire d'Etat français au commerce, François Huwart partagent le même avis, « il y a accord sur le texte à 80% ».
La méthode Coué a quand même ses limites. Le 1e novembre, le commissaire Lamy reconnaît le risque de blocage et déclare qu'une annulation de dernière minute serait un « cas de force majeure, désagréable certes, mais dont personne ne pourrait tirer de conséquences politiques ». Par contre, attention, « si Doha avait lieu et échouait à lancer un round après la débâcle de Seattle, l'Organisation et le système commercial mondial souffriraient un grave revers [13] ».
Pendant le week-end du 3-4 novembre 2001, la délégation américaine reçoit des informations des services secrets. Selon des sources sûres, un terroriste spécialiste des attentats au véhicule piégé serait sur le territoire du Qatar. À leur arrivée à Doha, les délégués américains recevront donc des masques à gaz, un kit de médicaments contre les armes biochimiques et des radios pour pouvoir communiquer, au cas où ils devraient être mis à l'abri sur un porte-avion américain.
C'est dans une ambiance d'intense paranoïa que les délégations réduites au strict minimum s'envolent pour le Qatar. Une fusillade sur une base aérienne à quarante kilomètres de Doha, quelques minutes avant l'arrivée de la délégation américaine, par un responsable de la défense anti-aérienne qui aurait « pété les boulons » met encore un peu plus d'électricité dans l'air. Le négociateur américain en chef, Robert Zoellick, ne se déplace à Doha qu'entouré d'un escadron de « marines » qui bousculent brutalement tout le monde pour lui ouvrir le passage.
Les fantômes de la chambre verte
Seuls 200 responsables d'ONG [14] ont obtenu une accréditation. Dès le deuxième jour, l'accès aux conférences de presse, qui était normalement acquis, est sévèrement contrôlé. La 4e ministérielle est inaugurée à Doha dans un climat hypertendu. Lors de la cérémonie d'ouverture, l'Emir du Quatar, plus imposant qu'un roi médiéval, lit le… projet de déclaration finale ! L'ambiance solennelle ne se prête guère aux objections.
Mais pour la Quad, impossible de réitérer la pratique des réunions à huis-clos entre pays riches - les fameuses chambres vertes - qui avait révolté les délégations du Sud à Seattle. Alors comment faire ? Et bien, elles seront remplacées par des « hommes verts » ! Six groupes de négociations, ouvertes à tous les membres, mais présidés par des « Amis de la présidence » [15] seront créés. C'est un comité de synthèse, Committee on the whole, le COW (la vache, ils n'ont pas de chance avec leurs sigles !) qui « harmonisera » les différentes positions.
Cependant, le soir du 13 novembre, date officielle de sa clôture, la ministérielle du Qatar est toujours dans l'impasse. L'Inde, le Pakistan, l'Indonésie, la Malaisie le Zimbabwe, Cuba et quelques autres tiennent bon et refusent obstinément les nouveaux secteurs. De nombreux pays du Sud, à qui on aurait offert des compensations financières pour changer de camp, se sont ralliés à la 4e version du texte proposée par le Nord. Les ONG sur place font un travail colossal et leurs rapports sont si vivants qu'à les lire, on se croirait sur place.
S'interdisant l'échec, l'OMC s'accorde une rallonge. Le 14 novembre, alors que plusieurs délégations se sont déjà envolées vers leurs capitales respectives, les sessions de négociations se poursuivent. C'est ce jour-là que s'exercera l'ultime forcing pour imposer les textes voulus par la Quad. Le temps presse et cette fois la pratique de la chambre verte est utilisée comme aux plus beaux jours de l'Uruguay round. Ce qui sert de chambre verte en l'occurrence c'est la « suite présidentielle N° 11 ». Seuls vingt pays y sont admis, et encore interdit-on aux ministres d'être accompagné de leurs négociateurs en poste à Genève [16].
Cette séance d'ultime forcing durera de 11 heures du soir à 5 heures du matin. Seule l'Inde tiendra jusqu'au bout. Le ministre du commerce, Musaroli Maran, a été joint par téléphone par son Premier Ministre, qui lui demande de souscrire au nouveau round1. M. Maran posera néanmoins une condition. Il fait ajouter « une clause de réserve ». Un document attaché à la déclaration finale précise que le lancement de négociations sur les « matières de Singapour » ne se fera qu'au consensus. Mais les termes exacts retenus dans le corps de la déclaration ministérielle sont ambigus. Ils se réfèrent au consensus sur les modalités de négociation. La bagarre d'interprétation est ouverte jusqu'à la prochaine ministérielle. En toute bonne règle, la position lue et distribuée par le ministre Quatari Y. H. Kamal, qui préside la session de clôture de Doha, doit prévaloir : le lancement de négociations sur les nouveaux secteurs à la 5e ministérielle ne pourra se faire qu'au consensus explicite.
Le round de la honte
Mike Moore déclarera à l'issue de Doha : « Vous avez sauvé l'OMC ». En effet, l'Union européenne et les USA ont initié le démarrage, bien que différé, de négociations dans les domaines qu'ils souhaitent inscrire dans les prérogatives de l'organisation : l'investissement, les marchés publics, les politiques de concurrence, autant d'immenses secteurs ouverts aux bénéfices de leurs firmes transnationales.
« La déclaration de Doha (…) pourvoit aux besoins du capitalisme global en crise (…) en parachevant la construction d'un ordre mondial dans lequel le capital global peut accroître son champ d'opération, se saisir de nouvelles opportunités d'appropriation et intensifier le rythme de l'exploitation » conclura dans un article poignant S.P. Shukla, ancien ambassadeur de l'Inde au GATT.
De retour dans leurs capitales respectives, les négociateurs américains et européens se déclarent satisfaits. L'Union européenne n'a pratiquement rien consenti en matière d'élimination de ses subventions à l'agriculture, le texte précisant que les efforts de l'Union dans ce sens seront engagés « sans préjuger des résultats ». La délégation américaine a promis d'examiner les pratiques de dumping qui pourraient être néfastes, mais non de les interdire. La grande presse internationale clame qu'en matière de propriété intellectuelle une grande ouverture a été faite pour l'accès aux médicaments. Dans la réalité des textes, le succès est nettement plus mitigé. Et ce n'est qu'à partir de fin 2002 que l'accès aux médicaments indispensables, pour enrayer la pandémie de sida notamment, sera exempté de droit de propriété intellectuelle. Les 24 millions de malades du sida que compte l'Afrique n'ont qu'à attendre.
Extrait du Chapitre 16 du livre "OMC : le Pouvoir invisible", Agnès Bertrand et Laurence Kalafatides, Editions Fayard, mars 2002.
Notes [1] Respectivement en avril et novembre 2000, de procéder à l'évaluation des accords existants avant l'engagement de tout nouveau round.
[2] En particulier investissement, marchés publics et règles de concurrence.
[3] http://www.tabd.com
[4] « India threatens to walk out of WTO » Times News Network, 1.11.2001.
[5] « Lamy says cancelling Doha would be no disaster » Financial Times 31/10/2001
[6] En réalité à peine 80 représentent des ONG de la société civile. Les autres étant, syndicats mis à part, des portes-paroles de « front organisations » c'est-à-dire des associations de circonstance émanant du monde des affaires
[7] Lire en particulier » La guerre contre le Sud continue » Raoul Marc Jennar, www. urfig.org.
[8] Le Premier ministre indien aurait lui-même reçu un appel de Tony Blair lui « conseillant » de régler cette affaire.
[9] Respectivement en avril et novembre 2000, de procéder à l'évaluation des accords existants avant l'engagement de tout nouveau round.
[10] En particulier investissement, marchés publics et règles de concurrence.
[11] http://www.tabd.com
[12] « India threatens to walk out of WTO » Times News Network, 1.11.2001.
[13] « Lamy says cancelling Doha would be no disaster » Financial Times 31/10/2001
[14] En réalité à peine 80 représentent des ONG de la société civile. Les autres étant, syndicats mis à part, des portes-paroles de « front organisations » c'est-à-dire des associations de circonstance émanant du monde des affaires
[15] Lire en particulier » La guerre contre le Sud continue » Raoul Marc Jennar, www. urfig.org.
[16] Le Premier ministre indien aurait lui-même reçu un appel de Tony Blair lui « conseillant » de régler cette affaire.
IRE
Création de l'article : 11 décembre 2003
Dernière mise à jour : 16 décembre 2003
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