Cancun : Les raisons de la colère |
Par Agnès Bertrand et Laurence Kalafatides, 24 septembre 2003
Cancun, un échec, un gâchis, une occasion manquée ? Presse écrite et radio se complaisent dans leur majorité à présenter l'issue de cette conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) - Cancun 10-14 septembre - comme une défaite pour l'ensemble de la planète. Les interprétations les plus fallacieuses s'entremêlent avec quelques vérités de surface pour véhiculer principalement trois messages. L'échec de Cancun signifierait :
Une menace pour les petits pays, dont les économies sont les plus faibles, qui manipulés par les ONG seraient, au bout du compte, les grands perdants de l'issue de Cancun.
Un recul dangereux du système multilatéral, le retour au bilatéralisme et à la loi du plus fort.
Une perte économique pour toutes les populations du globe.
Quant aux raisons profondes de l'effondrement de cette 5° ministérielle de l'OMC, la presse se montre dans l'ensemble moins prolixe. L'analyse de ses enjeux et son déroulement cèdent la place à des arguments moralisateurs. Le refus des pays du Sud à se plier aux diktats de la Quad (USA, Union Européenne, Canada, Japon) dans un discours typique du bourreau à sa victime, est réinterprété comme un geste irresponsable qui les mènera à leur perte.
Mais qu'est ce qui a réellement échoué à Cancun ? Pourquoi et comment cette ministérielle mexicaine de l'OMC s'est elle soldée d'une fin de non recevoir de l'écrasante majorité des pays du Sud ? Cela doit être dit, et ne comptons pas sur l'OMC et ses alliés pour le faire. Le round imposé par les négociateurs américains et européens lors de la ministérielle de Doha (Qatar, nov. 2001), cyniquement rebaptisé « round du développement », chargeait celle de Cancun d'un "menu" de négociation extrêmement lourd de conséquences avec :
1 - La révision d'accords existants, soit principalement :
L'accord agricole, qui dicte le sort de milliards de paysans du Sud,
L'accord sur la libéralisation du commerce international des services, - à travers la révision de l'AGCS, visant la privatisation des services les plus vitaux (eau, éducation, santé)
Des négociations sur de nouvelles baisses tarifaires sur les produits industriels.
2 - Les quatre nouveaux accords, dits "matières de Singapour", que les pays puissants n'avaient pu imposer aux pays du Sud ni à Singapour (1996) ni à Seattle (1999) : l'accord sur l'investissement, ou le retour de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) négocié en secret à l'OCDE, retiré en 1998 sous la pression de mouvements de la société civile ; l'accord sur les politiques de concurrence, l'accord sur la transparence des marchés publics, l'accord sur « la facilitation commerciale ».
Autant de cadres juridiques contraignants qui restreignent encore davantage la marge de manœuvre des Etats face aux grandes firmes transnationales. Les pays du Sud qui les estiment dangereux considèrent les matières de Singapour comme autant d'instruments de "recolonisation". Les Etats qui les poussent avec le plus d'agressivité sont le Japon et l'Union Européenne.
Vol au-dessus d'un nid de Cancun
Or pour préparer Cancun, l'OMC a bafoué les règles internes à l'organisation. Seuls les intérêts des pays dominants se trouvent traduits dans le projet de déclaration ministérielle. Des ambassadeurs du Sud sont écartés des réunions préparatoires décisives. L'opposition formelle d'une cinquantaine de pays au lancement de nouveaux secteurs de négociation n'est pas prise en compte.
En ce qui concerne l'agriculture, un premier projet présenté « sous sa propre autorité » par le président du groupe de négociation, Stuart Harbinson, avait déjà suscité à Genève l'indignation de nombreux ambassadeurs. La deuxième version reprenant l'accord euro-américain est encore plus inacceptable : texte squelettique, accompagné d'une annexe indéchiffrable à moins de bac+15. Ce second texte engage les pays du sud à s'ouvrir encore davantage aux exportations subventionnées du Nord, tout en reportant aux calendes grecques la baisse promise des subventions agricoles des pays riches soit plus d'un milliard par jour. Pire, les modalités d'application : dates, pourcentages, années de références, sont laissées en pointillés. Et les ministres vont devoir trancher en moins de deux jours.
Indignation et frustration des pays du Sud, arrogance et volonté de domination de la part de la Quad : la partie qui va se jouer du 10 au 14 septembre s'annonce serrée.
C'est dans cet état d'esprit pour le moins tendu que les ministres et les délégations se retrouvent dans la laideur ultra mondialisée de la zone hôtelière de Cancun. D'entrée de jeu, comme prévisible, la plus grosse pomme de discorde porte sur le dossier agricole. Le projet de déclaration finale est totalement verrouillé. Devant ce coup de force, la fronde du Sud s'organise. Le groupe des 21, qui compte l'Inde, le Brésil, la Chine, l'Afrique du Sud et l'Argentine, entre en action. Ses revendications, logiques dans le cadre de négociations sur la libéralisation commerciale, portent principalement sur l'accès aux marchés du Nord pour leurs exportations et sur l'élimination des subventions euro-américaines à l'agriculture.
Fait historique, les petits pays exportateurs de denrées agricoles forment de leur côté une nouvelle alliance. Regroupant les pays africains, les ACP (Afrique-Caraîbes-Pacifique) et les pays les moins avancés, elle rallie 62 pays membres de l'OMC ! Cette alliance s'accorde sur une tout autre base, puisqu'elle réclame le droit à protéger l'agriculture de subsistance. Affirmant qu'il en va de la survie de leurs petits paysans, ses représentants expriment en des termes poignants des réalités qui sont le cadet des soucis des grands négociateurs. Leurs confidences, recueillies dans les couloirs, témoignent d'une remise en cause des fondements même de l'OMC.
Le blocage est complet. Les pourparlers sur l'agriculture cessent avant même que les négociations à proprement parler ne commencent !
Le mystère de la « chambre verte »
C'est alors qu'armée d'une brillante stratégie, la Quad qui n'a pas lâché d'un pouce sur l'agriculture, impose la reprise des pourparlers par les matières de Singapour.
Une nouvelle déclaration ministérielle, distribuée le13 septembre fait l'effet d'une bombe. Personne ne peut dire comment et par qui elle a été rédigée. Une chose est claire, elle contient les quatre matières de Singapour expressément refusées par plus de 90 pays. Il est beau le multilatéralisme !
Le président de la conférence, le ministre mexicain des affaires étrangères Eduardo Derbez, tente, en vain, de débloquer la situation. Alors qu'après Seattle, promesse avait été faite qu'il n'y aurait plus jamais de réunion de « chambre verte », Derbez convoque à huis clos neuf ministres. La tension monte encore. À huit heures du matin, une nouvelle « chambre verte » se met en place, à trente cette fois.
Dès lors, face à l'arrogance de la Quad et au mépris de ses engagements, les pays du Sud comprennent qu'ils « n'ont plus rien à perdre » et opposent un refus catégorique à l'introduction des matières de Singapour. La séance de négociation doit être suspendue. En hâte, le Commissaire Européen Pascal Lamy consulte son comité d'experts -le Comité 133 - et revient pour annoncer qu'il veut bien « lâcher » sur l'investissement et les politiques de concurrence. Mais soudés dans leur sursaut commun de dignité, les ministres du Sud maintiennent leur refus. Pascal Lamy, dans un jeu qu'il ne maîtrise déjà plus, fait une ultime tentative, déclarant qu'il se contenterait du seul accord sur la « facilitation commerciale ». Trop tard. Successivement, les ministres du Kenya, du Zimbabwe et de l'Ouganda suivis de l'Inde, et du Brésil avaient déjà quitté la salle. Craignant l'implosion de l'OMC, le président Derbez avait déjà annoncé la clôture de la réunion ministérielle.
Les grands négociateurs qui se lamentent de l'échec de Cancun n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes. C'est leur excès d'orgueil et de mépris qui de facto a coulé la ministérielle. Merci ! Mais qu'ils n'accusent pas le Tiers Monde de mettre en danger le système multilatéral. En trahissant toutes les promesses faites à Doha et en s'acharnant à manipuler le processus de décisions, ils sont les artisans de cette déconfiture. Mais s'agit-il vraiment, d'un recul du multilatéralisme ? De quel multilatéralisme parle-t-on ? Depuis l'entrée en vigueur de l'OMC, les Etats-Unis refusent à répétition de se soumettre aux verdicts du tribunal de l'OMC. Quand l'Europe gagne dans un litige contre les USA, de peur de fâcher son grand partenaire, elle se garde d'appliquer les représailles commerciales qu'elle est en droit d'exercer. Ni l'Union européenne, ni les USA n'ont honoré leurs promesses de baisse de subventions agricoles en échange de l'ouverture des marchés des pays du Sud. En fait de multilatérale, la règle maîtresse de l'OMC, est "je protège, tu démantèles". Autrement dit, c'est l'institutionalisation de la loi du plus fort. Dès que les voix des pays faibles s'élèvent pour défendre leurs droits, les puissants crient au loup, parlent de « positions maximalistes et déclarent que l'OMC est une « organisation médiévale ». Il faut au contraire saluer le courage, en particulier des pays « économiquement faibles », qui les premiers ont osé quitter la table des négociations. Ils nous donnent une leçon de démocratie internationale, que nous ferions bien d'écouter.
L'expansionnisme de l'OMC a été bloqué. C'est une victoire. Mais attention, rien n'est pour autant réglé. Parmi les dossiers en cours à l'OMC, l'Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) laisse planer une redoutable menace sur les services publics et les droits sociaux. Au nord comme au sud cette prochaine bataille sera décisive.
IRE
Création de l'article : 11 décembre 2003
Dernière mise à jour : 11 décembre 2003
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