Intervention de Martin Khor |
Directeur du Third World Network
9 décembre 2003, Conférence de presse, Assemblée Nationale
Retour d'ascenseur aux donneurs de leçons
J'aimerais vous parler de ce qui s'est passé après Cancun à Genève. Les négociations n'ayant pu aboutir lors de la dernière ministérielle, la réunion du 15 décembre 2003 a pour but de tenter de sauver l'OMC. Cette réunion du Conseil général est d'une extrême importance puisque les ministres n'ont pas pu achever les travaux et qu'il n'y a eu qu'une seule page en guise de déclaration ministérielle. Mais ce qui se prépare pour la réunion du 15 décembre ressemble à ce qui s'est passé à Cancun. Il n'y a pas d'accord, pas de décisions, pas d'avancées sur quoi que ce soit, mais comme ils ne peuvent pas se permettre de laisser l'OMC s'effondrer, il y a un semblant de contenu.
En fait, il y a déjà eu deux échecs pour l'OMC, celui de Seattle et celui de Cancun. Il y a maintenant le 15 décembre qui sera également un échec et pour les mêmes raisons.
La première raison est le processus de décision à l'OMC : non transparent et non démocratique. La majorité des pays ne peut pas participer aux discussions ni à l'élaboration du texte de déclaration ministérielle - pièce maîtresse du processus de décision - En guise d'exemple, en 1996, lors de la ministérielle de Singapour, il suffisait de réunir 22 personnes dans une « chambre verte » (appellation pour désigner les réunions dites informelles qui s'avèrent être les antres du réel processus décisionnel) pendant 4 jours. Alors, suite à de nombreuses pressions un consensus semblait se dégager. Seulement à Seattle (déc. 1999), les pays du sud se sont révoltés contre ces méthodes et la ministérielle a capoté.
Pour la ministérielle suivante à Doha, Qatar (nov.2001), la tactique a changé. Un autre système a été instauré pour forcer le consensus. La majorité des ministres a participé aux discussions, par contre, la déclaration finale n'a tenu aucun compte des délibérés de ces réunions. En fait, nul ne sait d'où provenaient les propositions finales que les ministres ont néanmoins été contraints d'accepter.
La même tactique fut employée à Cancun, mais cette fois elle n'a pas fonctionné car les ministres du sud avaient compris la manœuvre. Le projet de déclaration finale fut rendu public à l'heure du déjeuner, le 13 septembre. Or la ministérielle devait se terminer le 14. Les ministres du sud refusèrent catégoriquement ce texte ne prenant pas en compte leurs demandes.
La crise de légitimité de l'OMC peut se résumer ainsi : les pays du sud, auxquels le nord a donné des leçons de démocratie, connaissent maintenant les arcanes de l'OMC. Ils s'exclament : « Démocratie ? Participation ? Parfaitement ! » Voilà qu'à leur tour, ils exigent des "donneurs de leçon" l'application des règles, la démocratie au sein de l'OMC.
Depuis Cancun, le tout s'est envenimé. Les négociations dans les instances formelles (Conseil général, groupe de négociation sur l'agriculture, etc.) ont été suspendues. Il n'y a eu aucune réunion formelle à Genève depuis la dernière ministérielle.
Le président du Conseil général, Carlos Perez del Castillo, rencontre les pays soit individuellement, soit par petits groupes ; les autres sont tout simplement tenus à l'écart, ne sachant pas ce qui se passe lors de ces réunions à huis-clos. De surcroît, ces négociations sont très bizarres. Normalement, elles donnent lieu à des échanges, des oppositions, mais en l'occurrence, il n'y a rien de tout cela. En réalité le président du Conseil général rencontre l'Union européenne, les Etats-Unis, l'Inde … et leur dit qu'il a recueilli les avis et les opinions de chacun et qu'il en fait lui-même la synthèse. Or la synthèse n'est pas possible puisque tous les pays sont en désaccord. En conclusion, aucune solution n'a été trouvée depuis 3 mois ; il n'y a donc rien à proposer pour le 15 décembre.
Pascal Lamy, le commissaire européen, a raison de dire que l'OMC est une organisation médiévale. En effet, quelques aristocrates décident entre eux et tous les autres pays restent exclus. Il oublie cependant de dire qu'il est le roi de cette organisation médiévale, que le peuple s'est révolté contre le roi et que c'est pour cela que le système ne fonctionne plus.
L'OMC peut-elle être démocratisée ?
Il y a des propositions provenant des ONG du sud qui demandent simplement que les ministres et les gouvernements aient le droit de participer aux négociations et à l'élaboration des textes. Cette proposition ne demande même pas que les parlementaires ou la société civile soient associés. Si vous lisez le texte, cela vous donnera envie de rire ou pleurer. Il demande simplement que les ministres aient le droit de participer aux négociations, que des notes soient prises lors des réunions et qu'il y ait des compte-rendus écrits pour savoir ce qui s'y dit. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Il est aussi demandé que lorsqu'il y a un accord en gestation, il soit rendu disponible, que les pays aient le droit de le lire avant de le signer. C'est tout simplement cela qui est demandé.
Par malheur, Pascal Lamy et la Commission européenne ont un tout autre projet de réforme. Le document de l'U.E. annonce que le système actuel ne marche pas, 148 pays ne peuvent pas se mettre d'accord, alors un petit groupe de 20 pays doit décider pour les autres. Il s'agirait d'une réécriture des statuts de l'OMC. Les professeurs de démocratie sont en train d'expliquer que la démocratie prend trop de temps et qu'elle n'est pas efficace et qu'il faut donc changer les règles et le processus de décision. La réponse aux professeurs est très simple : « Oui, la démocratie prend du temps, mais c'est le seul système qui puisse fonctionner ».
La leçon de Cancun est claire : s'ils veulent sauver l'OMC, il suffit d'appliquer la démocratie à l'intérieur de l'organisation. Un petit groupe de pays a tenté d'imposer ses décisions aux autres, ce fut l'échec ; la ministérielle a déraillé. En réalité, voilà ce qui fait perdre du temps.
La seconde leçon de Cancun et de Genève porte sur les négociations.
Il y a quatre sujets principaux : l'agriculture, les produits industriels, les « matières de Singapour » et les questions de développement (traitement spécial et différencié pour les PVD). Or, il n'y a aucun accord sur aucun des quatre points. Les différends entre les pays riches et les pays pauvres se sont aggravés depuis Cancun.
Pour l'agriculture, le problème est très simple.
Les pays riches veulent maintenir leurs protections et proposent simplement que les subventions internes changent de statut (passent de la boîte « jaune » à la boîte « verte » ou « bleue ») mais en réalité ce sera la même chose.
Ils prétendent également conserver leurs subventions à l'exportation. Les effets pour les pays du sud sont désastreux. Deux groupes de pays se sont mis en colère. Le premier, le G-21 (Brésil, Argentine, Inde, Afrique du Sud, Kenya, …) demande la possibilité d'exporter en Europe et aux E-U. Seulement les marchés sont clos.
Le deuxième groupe, encore plus irrité, 90 pays réunis au sein de l'Alliance, rassemble les pays ACP, les pays les moins avancés et l'Organisation de l'Union Africaine. Leur préoccupation n'est pas l'exportation. Mais ils sont submergés par les denrées agricoles subventionnées du nord qui détruisent leur agriculture vivrière et provoquent la faillite de millions de petits paysans.
Après Cancun, les pays du Sud ont enfin eu le temps d'analyser en détail les propositions extrêmement complexes du projet de déclaration ministérielle. Il en ressort qu'elles étaient pires que ce qu'ils avaient réalisé. Les pays du Nord, par exemple, s'engageraient à baisser leurs barrières douanières de 20 %, tandis que ceux du Sud seraient obligés de baisser les leurs entre 30 % et 70 %. Voilà qui signifierait la fin de leurs paysanneries. C'est comme si on demandait aux pays du Sud d'éliminer totalement leur armement conventionnel, tandis que les pays du Nord maintiendraient leur armement chimique et nucléaire. Le désaccord est complet.
En ce qui concerne les négociations sur les produits industriels, la requête est tellement exorbitante que cela équivaut à l'élimination quasi complète des droits de douane. Les pays du Sud se présentent les mains presque vides. Très peu de pays ont une industrie compétitive à l'exportation. Ils ne pourront pas résister. Combiner les propositions agricoles qui détruisent la paysannerie, les accords sur les tarifs industriels qui mettraient à genoux leurs industries nationales et l'AGCS qui oblige l'ouverture des services à la concurrence, voilà ce qui est proposé au Tiers Monde.
Ces propositions sont mises en œuvre par la plus puissante machine jamais inventée de création de pauvreté et de destruction des économies locales des pays en voie de développement. C'est l'instrument le plus efficace pour fabriquer… des terroristes ! Lorsque les peuples partout sur la planète perdent leur travail, leur dignité, leur moyen d'existence, voilà qui engendre beaucoup d'instabilité sociale. Si ces programmes s'appliquaient grâce au pouvoir écrasant de l'OMC et de son système de prise de décisions anti-démocratique, la situation économique des pays du Tiers Monde empirerait considérablement dans les prochaines années. Ce que les grands technocrates et les négociateurs cherchent actuellement à imposer au nom de l'Union européenne et des Etats-Unis n'est absolument pas dans l'intérêt de leurs populations respectives qui, elles aussi, souffriront des conséquences.
Pour les matières de « Singapour » - l'investissement, les politiques de concurrence, les marchés publics, la facilitation du commerce -, c'est l'Union européenne qui mène l'offensive. Si l'OMC réussissait à imposer ces quatre accords, ce serait la fin de la souveraineté des pays du Sud. Ils n'auront plus le droit de légiférer ou de réglementer un tant soit peu les investissements étrangers. Les gouvernements n'auront plus le choix quant à la gestion de leurs services. Ce sera une nouvelle orientation pour la désintégration des économies locales du Tiers Monde, ainsi que la perte totale du contrôle politique de leurs pays.
À Cancun, 90 pays réunis dans l'Alliance, ont établi une déclaration commune affirmant leur refus des matières de Singapour. Pour Pascal Lamy ce fut un choc, car ses conseillers lui avaient dit qu'il n'y avait opposition que de deux ou trois pays. Cette opposition a été découverte sur place, au Mexique. Le dernier jour, le Commissaire européen a fait une proposition diplomatique de retirer 3 des 4 accords. Mais les pays du Sud ont répondu : « merci, nous n'acceptons pas non plus l'accord sur la facilitation du commerce ».
À Genève, c'est l'attentisme. Pascal Lamy a donné sa parole de gentlemen de retirer les 3 accords. À lui, maintenant d'honorer ses promesses.
Seulement, les 3 et 8 décembre dernier, les ministres européens ont donné leur aval à un document bien différent. L'Union européenne essaie de sauvegarder les matières de Singapour, en théorie abandonnées à Cancun. Elle propose maintenant d'en faire des accords plurilatéraux, seuls les pays intéressés adhèreraient à ces accords. Une fois de plus, les pays du Sud ont répondu par la négative. La réponse de l'Union européenne déterminera l'avenir de l'OMC. Le 15 décembre, il sera probablement décidé qu'il ne peut y avoir d'accord et qu'il y aura un report des discussions jusqu'en février 2004.
Étant donné que rien n'est encore joué, c'est aux mouvements de la société civile de lutter et d'exiger de leurs gouvernements l'abandon une fois pour toutes de ces accords. C'est aux citoyens du Sud, mais aussi du Nord de faire pression sur leurs gouvernements pour changer ces politiques afin que des politiques commerciales équitables puissent s'établir ; alors un vrai système multilatéral existera.
IRE
Création de l'article : 19 décembre 2003
Dernière mise à jour : 19 décembre 2003
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