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AGCS, La nature aux enchères |
Par Agnès Bertrand et Laurence Kalafatides, L'Écologiste, n°10, juin 2003
« L'environnement a été pris en compte à Doha » se félicitait le Commissaire européen Pascal Lamy de retour du Qatar. Mais que s'est-il passé lors de la 4° réunion ministérielle de l'OMC ? La décision de protéger l'environnement ? De préserver les ressources naturelles ? Non. La communication perverse atteignant ici son comble, ce qui a été « pris en compte » n'est pas la protection de l'environnement, mais la promesse de sa déréglementation et privatisation ! L'une des grandes victoires de Doha, pour les firmes transnationales s'entend, c'est l'engagement des pays membres « à diminuer ou selon qu'il conviendra, éliminer les obstacles tarifaires et non tarifaires au commerce de biens et services d'environnement ». Ce paragraphe 31 iii de la déclaration ministérielle de Doha, arraché en toute dernière minute sous la pression de l'Union Européenne, inscrit une double obligation. Celle de « libéraliser » des services vitaux - eau, ressources naturelles - et de les soumettre à la juridiction de l'OMC. L'opération doit s'effectuer au travers du plus complexe des accords du traité de Marrakech : l'Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS).
L'AGCS, en cours de révision à Genève depuis février 2000, concerne tous les secteurs de services, hormis les services régaliens (armée, police, justice). Sans précédent ni équivalent juridique, il recèle des règles et procédures qui en font un outil de déréglementation sans pareille. « Dites-nous quels sont les marchés de services où vous rencontrez des obstacles d'ordre gouvernemental », se targuait déjà Léon Brittan en 1998 devant un parterre de l'UNICE, c.a.d. les plus faciles à éliminer par le biais des négociations commerciales [4] Mais quand on veut assécher le marais on ne prévient pas les grenouilles. Les trois grands exercices qui soutendent la renégociation actuelle n'ont pas vocation à être compris par les terriens ou leurs représentants élus. « Capture par la définition », « réglementation intérieure » et troc d'offres et demandes de services s'opèrent pour ainsi dire de façon clandestine.
La révision de la nomenclature, ou « capture par la définition » selon les lobbies de services - consiste à ajouter des secteurs qui ne figuraient pas dans la classification au moment de la signature de l'AGCS (1994). La commission européenne, après consultations périodiques avec des industriels tels Vivendi, Suez, Thames Water... - s'y consacre avec zèle. La nouvelle liste de services d'environnement comporte aujourd'hui six pages d'une lecture édifiante : captage de l'eau, protection de la nature et des paysages, protection des forêts et promotion d'une gestion durable des forêts, déchets solides et dangereux, incinération, étude d'impact sur l'environnement, services de recherche et développement, programmes de sensibilisation du public, entre autres nouveautés. L'Union européenne va jusqu'à proposer d'y ajouter « les services de prospection des eaux souterraine et de surfaces et l'établissement de cartes ». Une opération de prospection réalisée en Bolivie illustre parfaitement les intentions. À l'automne 2002, le département de la défense américain expédiait un corps d'ingénieurs de l'US Army, qui convoquait des hydrologues boliviens à l'ambassade américaine de La Paz. L'objet de la réunion, dont les politiques furent tenus à l'écart, était d'obtention de la cartographie complète des sources et des nappes phréatiques du pays [5]. Le gouvernement américain anticipant une pénurie d'eau dans ses Etats du sud, programme, de concert avec ses firmes géantes du secteur, l'approvisionnement transfrontière pour satisfaire la surconsommation de son agro-industrie. Perspective lucrative au détriment des droits et besoins vitaux des populations boliviennes. En cette année 2003 proclamée « année mondiale de l'eau », la privatisation rampante de l'eau en vrac, des rivières, des lacs et des nappes phréatiques, demeure l'un des enjeux les mieux occultés des négociations de l'AGCS. Le recul programmé des législations de protection de la nature l'est tout autant.
La mafia de la réglementation intérieure
L'inclusion des services d'environnement dans l'AGCS les mets sous la coupe de l'article 6.4 sur la réglementation intérieure. À travers cet article, l'élimination des législations jugées « plus restrictives que nécessaire au commerce des services » est d'ores et déjà programmée. L'OMC pointe « les normes environnementales et de sécurité excessives pour le transport maritime » (après le naufrage du Prestige, merci), ou encore « les règlements d'urbanisme pour le choix des sites d'élimination des déchets ». Après-demain ce pourra être la protection du littoral, ou le statut des parcs naturels. Nous ne sommes pas dans la politique-fiction. Dans le cadre de l'ALENA, des promoteurs lésés ont porté plainte contre les restrictions au bétonnage des côtes.
Ingérence sans précédent dans les législations nationales, l'article 6-4 s'applique à tous les échelons de gouvernement, central, régional et municipal. C'est encore l'Union européenne qui propose d'en renforcer la portée au moyen d'un « test de nécessité » qui devra examiner si les législations nationales correspondent à des « objectifs politiques légitimes ». En cas de réussite de l'examen, encore faudra-t-il prouver que les mesures pour les atteindre sont « les moins restrictives pour le commerce ». Pour l'OMC, les choix raisonnables sont évidemment les solutions marchandes. Ainsi, pour enrayer l'effet de serre, la solution est l'instauration de marchés des permis à polluer. Les Britanniques n'ont pas tardé à le développer le créneau. Dès avril 2002 la City inaugurait une bourse spécialisée et entend devenir la plaque tournante du futur marché mondial du CO2 prévu pour 2008 [6]. À quand un second marché du commerce équitable des permis à polluer ! ?…
Le grand marchandage
Troisième grand exercice de prédilection de l'AGCS, le processus de « demandes » et « offres » consiste à échanger des engagements d'ouverture de services. Entre la Colombie et les Etats-Unis, ou le Burkina-Faso et l'Union Européenne, voilà la parité de l'échange garantie !. Après la phase des demandes (déposées à Genève fin juin 2002) celles des offres a suscité des remous jusqu'au niveau des Parlements. Il faut dire que les conséquences tout engagement de service à l'AGCS sont drastiques. Engager un secteur entraîne le droit d'implantation sans limites pour les opérateurs transnationaux (accès au marché, art 16) et l'obligation de leur « traitement national » (art 17) à savoir l'octroi des mêmes conditions et subventions qu'aux entreprises ou services nationaux.
Le dépôt des offres devait se clôturer au 31 mars 2003. Le black out sur leur contenu fut maintenu jusqu'au dernier moment et les offres faites par les services de Pascal Lamy au nom des 15 envoyées aux capitales avec l'interdiction d'en faire des photocopies !
Mais les fuites des demandes et des offres déposées par la Commission européenne à l'OMC ont permis aux ONG du monde entier et quelques parlementaires d'en examiner le contenu. C'est encore sur l'environnement que l'UE se montre la plus agressive : demande est faite à 109 pays, y compris aux plus pauvres, d'engager leurs services d'environnement. 72 demandes visent le captage et la distribution de l'eau. Le Brésil, où les systèmes non lucratifs de fourniture de l'eau ont prouvé leur capacité de satisfaire à moindre coût les besoins des populations y figure. Si les pays cédaient à ces demandes, l'UE se verrait entraînée à la réciproque, avec pour conséquence l'interdiction de remunicipaliser les services d'eau dans le futur.
D'autres demandes concernent les ressources naturelles. La Malaisie est « priée » d'éliminer sa législation interdisant l'acquisition de terres à des fins spéculatives par les investisseurs étrangers, le Mexique et le Chili sommés d'abolir les réglementations leurs limitant l'accès à la terre et à l'eau le long des côtes.
Nos contemporains ont quelques sujets d'inquiétude pour l'avenir de la démocratie, des services publics et des biens communs de l'humanité. Les firmes transnationales ont investi l'AGCS de toutes les missions politiquement impossibles dans d'autres enceintes. Les négociateurs et gouvernements des pays du nord, régulièrement rappelés à l'ordre par les grands lobbies de services, proclament leur volonté de boucler l'AGCS d'ici fin 2004. L'étape décisive se jouera à la 5°ministérielle de l'OMC à Cancun, Mexique (10-14 septembre 2003). Le directeur général de l'OMC, Supachai, est inquiet pour Cancun et craint qu'étant donné « les dégâts déjà créés par la mondialisation » et une « situation internationale qui pourrait se détériorer encore plus après cette date, rien n'indique que nous aurons une meilleure opportunité de le faire ». Merci Monsieur Supachai. les grenouilles sont prévenues et savent ce qui leur reste à faire.
Notes [1] El Corero, novembre 2002
[2] Libération, 2 avril 2002
[3] AFP, 4 avril 2003
[4] El Corero, novembre 2002
[5] Libération, 2 avril 2002
[6] AFP, 4 avril 2003
IRE
Création de l'article : 19 décembre 2003
Dernière mise à jour : 19 décembre 2003
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