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Le retour du printemps |
COMMENT COMPRENDRE LA GUERRE ? TOUJOURS PLUS FACILE DE DETRUIRE QUE DE CONSTRUIRE ? POURQUOI ?
Le visage de cette femme montrait toute la vacuité de son existence. Elle était assise sur un banc naturel, fait d'un tronc d'arbre arraché par la foudre voulue, décidée et déclenchée par l'homme. Dans le creux de ses rides, on lisait toute l'érosion d'un monde sur le déclin. Autour d'elle, paysage lunaire victime d'un cataclysme tel que l'humanité ne pouvait en avoir connu. C'est en tout cas ce que devait penser cette femme, les larmes sèches à force d'avoir trop coulé.
Je n'étais qu'un témoin, venu de loin, pour une courte période. Je n'allais pas rester. Il me fallait repartir. Diplomate en mission, j'étais ce qu'on appelle un observateur, qui, observation faite, repartirait dans une ville à quelques heures d'avion. Je repartirai bientôt dans une de ces capitales occidentales où les femmes sont belles et attirantes à la terrasse des cafés, où les théâtres sont complets chaque soir pour le plaisir des spectateurs, où la télé passe et repasse des scènes de violences dans des films et des séries ineptes.
Mais elle, cette femme, spectatrice d'une violence qui n'avait rien de virtuel, cette femme, au regard si bleu, à la bouche tremblante, aux mains sales, aux cheveux gris avant l'âge, où irait-elle sinon vers un au-delà incertain ? Car, Dieu, ce Dieu, si seulement il existait, ne permettrait pas cela. Ses yeux étaient baissés vers la boue crasseuse. Elle était comme incapable de les lever vers le ciel. Dans sa main, il y avait une croix qui se balançait, poussée par le vent, au bout d'un chapelet de perles de buis. Objet de tant de prières, de tous les instants de sa vie. Objet devenu inutile. Dieu était mort dix jours auparavant, lorsque les canons et les armes avaient craché le fer, l'acier, la poudre et bien sûr, la mort, la misère et la destruction. Terre brûlée. Stratégie militaire pour annihiler l'espoir d'une vie qu'elle aurait tant voulu remplir de paix et d'amour. De temps à autre, elle levait les yeux pour regarder vers le sud. Direction où elle avait rêvé d'aller avec celui qu'elle avait enterré le matin, là bas à côté du grand chêne sans feuilles dans la clairière où fleurissaient du muguet bleu et des jonquilles, avant, quand il y avait encore des printemps.
Ses larmes éruptèrent soudain avec une violence inouïe et remplirent ses joues creuses d'une eau salée et amère, comme celle qui remplissait les flaques autour d'elle ; une eau verdâtre à l'odeur âcre. Sous son manteau gris comme la couleur de sol et du ciel qui semblaient s'être mélangés dans la tourmente, elle cachait quelque chose, un objet, un être. Il était impossible de voir ce qu'elle tenait sous son manteau gris comme la couleur du sol et de la terre qui semblaient s'être mélangés dans la tourmente. Que tenait-elle ? Peut être le dernier souvenir d'une vie jadis heureuse. Mais soudain, une frayeur m'envahit. Et, si cette femme cachait un enfant, un petit d'homme, à supposer que cette espèce animale existât encore. Et, si cet enfant avait besoin de je ne sais quoi. Des questions me hantaient. De quoi peut bien avoir besoin un enfant ? Je n'en savais rien. Manger sans doute. Boire assurément. Etre soigné bien sûr. Etre aimé surtout.
Si cette femme cachait un enfant sous son manteau gris comme la couleur du sol et de la terre qui semblaient s'être mélangés dans la tourmente, et malgré l'amour qu'elle lui portait, je devais lui venir en aide. Hébétée, fatiguée, avait-elle encore conscience des besoins naturels de cet être blotti contre elle ? Il ne pouvait pas s'agir d'un objet. Je ne savais pourquoi. Mais sans le voir, je sentais qu'elle protégeait le fruit de son ventre, le fruit d'un Amour qui aurait dû être éternel. Mais comme l'éternité avait semble t-il disparu, il ne lui restait que ce petit bout de chair, né il y a peut-être quelques semaines, quelques jours voire quelques heures. Non. Tout cela devait être le fruit de mon imagination. Ce n'était pas possible. Je devais m'approcher.
Ca commence toujours comme ça. Une ambition sur le territoire de l'un. Des velléités séparatistes pour un autre. Des conflits de clans, d'ethnies, de religions. Un chef charismatique dans chaque camp. Des siècles de conflits refoulés qui réapparaissent dans toute leur violence et leur brutalité. Et, il suffit d'une étincelle, d'un rien, d'une anicroche de l'histoire, d'une virgule dans le temps pour que tout bascule. Le pouvoir d'un côté et de l'autre, qui n'a de démocratique que l'adjectif qualificatif qui le suit, utilise cet incident, pour déclencher une montée en puissance des mesures de sécurité : limitation des libertés individuelles de déplacement, de réunion, d'expression, mobilisation de l'armée, des forces de police, mobilisation des réservistes, mobilisation générale, premiers échanges à la frontière généralement provoqués et enfin la guerre.
La guerre ne vient pas des peuples. La guerre ne peut venir des peuples. De tous les peuples que j'ai vus à travers le monde, et j'en ai vus beaucoup, je n'ai vu que des victimes qui n'aspiraient qu'à vivre en paix. La guerre frappe les faibles en premier, obligés de fuire sur des chemins boueux ou trop secs, marchant des journées et des nuits entières dans la moiteur des forêts tropicales ou dans le froid brutal des hivers septentrionaux, marchant aussi en quête d'eau et de nourriture qui, quelque soit l'hémisphère ou le continent, finit toujours par manquer en période de guerre. Tranhumance humaine poussée par la haîne et la barbarie, déplaçant des foules et allant je ne sais où. Caravanes de milliers de souffrances individuelles. Silhouettes formant un fleuve dont on ne connaît ni la source, ni la destination finale. Tortures spirituelles et émotionnelles de laisser derrière soi la misère de son existence passée pour sombrer dans l'antre d'un monde inconnu. L'angoisse appelle l'angoisse.
La guerre ne vient pas des peuples. Elle ne peut venir de ces hommes, de ces femmes amaigris, fatigués, et de ces enfants aux ventres ronds, bouffés par les miasmes et les parasites. La guerre rend à l'homme la brutalité primaire de son animalité. Le plus fort souffre et survit. Le plus faible souffre et meurt. La justice devient binaire et l'injustice plurielle. D'où vient la guerre ? Les mystiques parleront de malédiction. Les fatalistes diront qu'elle est inéluctable. Les pessimistes affirmeront que la guerre engloûtira le monde. Les optimistes se tromperont en sous-estimant ses effets et en prédisant une guerre propre sans victimes. Les nations en paix garderont bonne conscience en envoyant des types comme moi, désarmés devant tant de violence, pour observer et faire des rapports.
La guerre vient de tout et de rien à la fois. Le tout, c'est le toujours plus, toujours plus de pouvoir, toujours plus de territoire, toujours plus de richesse, toujours plus d'influence. Le rien, c'est l'impéritie des uns, le non faire des autres, l'inaction ou le manque de vigilance du plus grand nombre. Elle vient aussi de ces soit-disants chefs d'Etat, qui, un, ne savent plus dialoguer entre eux, et, deux, veulent ce qui appartient aux autres. Influence, richesses ou territoires, peu importe pourvu que leur mégalomanie l'emporte. Il n'était pas donc étonnant dans ces conditions que la guerre frappât un jour, ce pays dans lequel je me trouvais. D'ailleurs, partout où j'allais, il y avait la guerre. Sans doute parce qu'on n'avait pas besoin de moi ailleurs. Et, j'en avais connu des guerres.
Contrairement à certains, je ne pouvais pas m'habituer aux images de désolation, à la mort horrible, aux corps mutilés, déchiquetés, aux charniers de centaines de corps qui avaient sans doute été des hommes avant de devenir ce qu'ils étaient au moment où je les avait vus. Des minéraux, corps figés à jamais dans les glaces d'un hiver sans fin ; des liquides, corps putréfiés dégoulinants de sang et d'organes ; des gaz, squelettes décharnés et creux, recouverts de lambeaux de tissus multicolores d'où se dégageaient les âmes en autant de feufolets. Parfois, la nuit et, même en plein jour, il m'arrivait de faire des cauchemars encore plus terribles que ce que je voyais dans la réalité. Je me voyais marcher sur le sol d'une planète, la terre sans doute. A chaque pas, mon pied s'enfonçait à travers la croute terrestre devenue fragile comme du papier. J'étais terrifié à l'idée de plonger vers le centre de cette sphère, de mourir, de disparaître de la surface d'un monde qui bientôt n'existerait plus de toute façon. Comment peut-on imaginer chez un être aussi développé que l'homme qu'il puisse y avoir cette espèce de génie qui le pousse à trouver des méthodes, des moyens et des instruments pour semer la souffrance chez les autres, ceux qui ne sont pas pareils, ceux qui habitent de l'autre côté de la frontière, ceux qui ne vivent pas la même foi, qu'ils soient juifs, musulmans, catholiques ou protestants, ceux qui n'ont pas la même couleur, ceux dont on a peur, dont on veut le pouvoir ou la terre.
Que l'on soit noir, jaune ou blanc, Rouge est toujours la couleur de notre sang. Que l'on soit Juif, chrétien ou musulman, Rouge est toujours la couleur de notre sang.
La folie des hommes est bien réelle. Dans ce pays jusqu'alors en paix, la folie meurtière et guerrière est venue, un beau matin d'automne, déchirer les peuples. Ce jour là, le temps s'est arrêté au moment où les premières maisons furent bombardées. Des cris, la bousculade, la terreur venaient de faire leurs entrées foudroyantes dans un tumulte exacerbé. Les parents se ruèrent vers l'école pour aller chercher les enfants. Quand ils arrivèrent, une nouvelle bombe plongea sur la cour de récréation, laissant après son passage la mort et l'horreur. Les parents virent alors des petits êtres mutilés, démembrés, assassinés. L'innocence n'arrête pas la folie. Drôle de début pour une guerre. On commence par assassiner les enfants, symbôle de pureté et d'avenir et par détruire l'école, vecteur de transmission de la culture et de l'histoire, de l'apprentissage de la citoyenneté.
Chacun ramassait les corps sur le sol devenu rouge du sang des petites victimes. Une femme criait et invoquait le ciel, la chaussure de son enfant dans la main. Elle cherchait son fils ou sa fille dans la masse informe d'un mélange de chair humaine. Elle fouillait cet amas de corps, y plongeant ses mains, les yeux exhorbités, son esprit était déjà parti au delà de la frontière qui mène à la folie. Un homme intervint, la tira en arrière par les cheveux. "Vous n'avez pas le droit... Vous ne pouvez pas faire ça", éructait-il. Elle se retourna, lui cracha à la face et replongea à nouveau dans la chair et le sang, remuant lambeaux de vétements, entrailles, membres, chevelures rougies et crânes.
Elle finit par trouver ce qu'elle ne voulait pas voir, ce que l'espoir exacerbé de cette mère lui interdisait d'imaginer. Elle sortit doucement le corps d'une petite fille, sa fille, sa petite fille, sa fille. Laissons les maintenant à leur intimité. Tous durent faire ce que cette femme fit. Tous allèrent chercher dans ce qu'il y a de plus horrible, les corps mutilés, entiers ou disloqués de petites filles, de petits garçons, de tous petits qui n'avaient rien demandé à personne, sauf peut-être à être aimés. L'horreur ne s'était pas arrêtée là. Le lendemain, dans un autre village, derrière le bois des "neuf collines", un groupe d'hommes armés fit iruption. C'était un dimanche à l'heure de l'office religieux. L'abbé dans son sermon appelait au retour au calme, à la dignité, à l'amour entre les hommes. Les hommes, drôle de vocable qui ne peut s'appliquer aux êtres vivants venus avec force et rage dans cette église. Ils coururent jusqu'à l'autel, se saisirent de l'abbé, l'arrosèrent d'essence. Ils lui mirent un cierge entre les mains, l'emmenèrent sous le clocher et le pendirent à la grosse corde. Dans un dernier rictus, alors que pendu par la gorge, on hissait le corps de l'abbé, il fit un signe à ces agresseurs, comme pour leur pardonner leur acte. Très vite, son corps arrêta de trembler, arrêta de bouger. Ces muscles se détendirent et ces doigts laissèrent tombés la bougie. Au contact de l'essence, la bougie sembla explosée, transformant le corps de l'abbé en une torche humaine. Le feu se propagea très vite. Les assassins sortirent rapidement de l'église, en y enfermant, hommes, femmes et enfants du village. Tous périrent par les flammes.
Horreur... L'horreur appelle l'horreur. La haîne appelle la haîne. La violence appelle la violence. La mort appelle la mort. Rien moins que ca. Les assassins d'hier seront demain l'objet d'une traque éperdue. Et peu importe que les réels coupables ne soient pas trouvés, on en trouvera bien d'autres qui feront l'affaire. On les tuera comme d'autres ont tué ceux qu'on aimait. C'est ça la guerre. La guerre, c'est lorsqu'il n'y a plus de coupable, ni d'innocent. C'est surtout quand l'innocent, celui qui n'a rien demandé à personne, celui qui vivait chez lui tranquille devient un coupable condamné avant d'être accusé. Plus de justice ou justice expéditive. C'est ça la guerre. J'aurais aimé fuire. Courir loin. Partir. Remettre ma démission au premier responsable qui se présenterait.
Trop c'était trop. Combien de temps faudra t-il encore aux hommes pour qu'ils comprennent que la vie peut être vécue autrement ? Quel est ce monde? Est-ce le nôtre ? Je ne le reconnaîs pas. Qu'est-il ? Une fourmilière où l'on mesure les déplacements humains en terme de flux, où l'homme, dans ce qu'il a de conceptuel, perd peu à peu sa valeur, où il devient une charge plutôt qu'une ressource, où il est remplaçable, escamotable, où il devient peu à peu un objet indéfini plutôt qu'un être humain. J'en avais assez qu'on puisse laisser faire sans rien dire. Laisser dire sans rien faire. Il me paraissait urgent de redonner un sens aux événements qui animent et agitent le monde en faisant de l'homme le point de gravité, le point nodal, le point autour duquel tout démarre et tout finit. Je voulais que l'humanité reparte à sa source. Je voulais qu'on efface tout et qu'on recommence. Je voulais. Je voulais. Je ne sais pas trop ce que je voulais. En fait, je rêvais au retour du printemps.
PATRICK IBAN
Création de l'article : 2 janvier 2004
Dernière mise à jour : 2 janvier 2004
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> Le retour du printemps
18 janvier 2004, par
Et oui comme Emile, je te remercie de ce texte. Moi aussi, j'ai vécu la déportation, la violence, les meutres de guerre. Ton texte devrait recevoir un prix, celui de la paix ; j'ai perdu toute ma famille, ma femme et trois de mes enfants. On a fuit des jours et des jours et on a survécu avec mes deux petites filles. Merci Patrick. MErci de ton amour pour l'homme et l'humanité, que Dieu te garde
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> Le retour du printemps
13 janvier 2004, par
Cher Patrick,
Quand je vois quelqu'un (Emile, en l'occurence) te dire trois fois merci, (3) dans une même & trop seule réaction, je regrette que tu n'écrives pas plus.
Tout comme je regrette que seuls les articles de formes & de fric semblent intéresser l'auditoire ; tant devant que sur le site.
Encore merci, & à bientôt, probablement ailleurs,...
...En bas, à gauche, A.L.
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> Le retour du printemps
13 janvier 2004, par
Salut Andy,
Je viens de lire ton message, sans doute sommes nous desormais des Brontosaures qui ne peuvent plus faire valoir ces idées... Où alors le monde n'est plus réceptif à cela ? Où l'article est-il trop long ? Où et merde, j'arrête de me remettre en question ?
Où aller pour se faire entendre ?
Amitiés Patrick IBAN
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> Le retour du printemps
13 janvier 2004, par
bonjour
je viens juste de lire cet article qui m'avait échappé lors de sa parution, et vraiment bravo, et merci, même si je n'ai pas vécu ça, c'est criant de vérité ! un texte qui fait réfléchir et nous montre encore que notre petit monde est bien superficiel...
à bientôt
amélie
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> Le retour du printemps
14 janvier 2004
merci beaucoup pour votre message...
PAtrick
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> Le retour du printemps
19 janvier 2004
Ton texte Patrick est effectivement le plus poignant de tous ceux que tu as déjà écrits. C'est dommage qu'il soit accessible à si peu de...lecteurs. Témoignage poignant, qui ne doit pour autant pas nous faire oublier ce qu'il se passe sous nos yeux, chez nous...tu en as parlé également dans un autre texte.
C'est noté : il est plus facile de détruire que de construire et c'est valable pour tous les hommes et les femmes que nous sommes.
A bientôt, A... comme Aelendil.
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MERCI PATRICK DE CET ARTICLE...
10 janvier 2004, par
Merci Patrick. je suis Rwandais, réfugié en France. Ce que tu écris, je l'ai vécu dans mon pays avec toute cette violence, ces meurtres, ces saloperies faites ici ou la... JE comprends tout ce que t'as écrit. Merci de ce témoignage ce texte devrait être envoyé à tous les chefs d'état de part le monde.
pour que la paix vive partout au milieu de femmes, d'enfants et d'hommes heureux.
merci
Emile
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