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Extrait de "L'esprit du grenier" de Henri LABORIT (1990) Ecrit il y a 14 ans et,toujours d'actualité à l'heure de l'inoubliable grand débat national...
"Il est curieux de constater que dans les multiples projets de réforme de l'enseignement, la seule notion qui n'est jamais remise en question est que cet enseignement doit « déboucher » sur un « débouché » professionnel, envisager en quelque sorte la façon la plus efficace de produire des producteurs. Pour utiliser un terme à la mode, le « produit » de l'enseignement, c'est le producteur. Il est utile bien sûr de le conduire jusqu'à un haut niveau d'abstraction dans les sciences fondamentales, entièrement parcellisées, mais infiniment plus « rentables ». On pouvait supposer que depuis longtemps les « écoles » trouveraient là leur finalité. Il en est pour tous les goûts, des grandes écoles, des moyennes et des petites, et chacune réglera hiérarchiquement l'avenir promotionnel des élèves à la sortie. On aurait pu croire que les universités continueraient malgré tout à remplir le rôle qu'elles ont assumé pendant des siècles, à savoir ne pas focaliser dès le départ l'activité de l'adolescent en prévision d'un « job ». Malheureusement, l'université aujourd'hui remplit les mêmes fonctions que les écoles et réalise le rattrapage professionnel de ceux qui n'ont pas réussi à la sélection des concours d'entrée de ces dernières.
Les étudiants sont eux-mêmes si imprégnés par l'idéologie productiviste qu'ils ne peuvent concevoir qu'après quelques années d'études spécialisées ils ne puissent trouver à exercer un métier leur permettant de « s'intégrer » dans la société. Une culture généralisée, même superficielle, qui permettrait peut-être d'être moins un producteur mais plus un citoyen, n'est pas rentable dans notre monde marchand. Une culture généralisée qui permettrait de situer des connaissances spécialisées, voire des projets de recherche, dans des ensembles englobants, interdisciplinaires, fertiliserait pourtant l'activité des individus, aussi bien dans leur vie privée que professionnelle. Une culture généralisée situant l'homme du xxe siècle dans l'évolution des espèces et l'évolution de son espèce depuis les origines, une culture qui ne serait pas seulement mathématique et physique ou plus terriblement encore logico-langagière, saupoudrée de statistiques pour faire sérieux, ne serait peut-être pas moins fertile dans le domaine de la créativité que celle répandue actuellement par les universités et qui ne vise qu'à diminuer prétendument le chômage en facilitant la « formation » et la productivité marchande.
Les critiques que l'on peut faire à toutes les étapes de l'enseignement, je crois, c'est, d'une part, d'être de plus en plus réductionniste, plus précocement focalisateur dans des orientations favorables aux lois du marché, et, d'autre part et en conséquence, de s'intéresser surtout au contenu et non aux structures. Ces deux caractéristiques sont d'ailleurs complémentaires.
Ce qui paraît manquer à l'enseignement, primaire comme secondaire, ce n'est pas le contenu (il en regorge !), mais la structure. Il n'est pas utile d'apprendre le plus de choses possible si l'on ne sait pas comment elles sont reliées entre elles, des mathématiques à Victor Hugo. Chaque chose apprise doit se mettre en place dans un cadre plus vaste, par niveaux d'organisation et régulations intermédiaires, aussi bien dans le sens horizontal du présent, que vertical du passé et de l'avenir. Chaque heure passée par un enfant sur un banc d'école devrait commencer par définir la structure de ce qui va être dit et se terminer par la mise en place de ce qui a été dit dans les structures d'ensemble. Cet effort fournirait aux jeunes générations le sentiment indispensable de la relativité de toutes choses et diminuerait considérablement l'effort de mémoire en établissant des liens entre le déjà acquis et ce que l'on vient d'apprendre. Or, actuellement, on accumule dans le crâne des enseignés le plus d'éléments possibles et les examens sont fondés sur la mémoire de ces éléments, jamais sur la structure, c'est-à-dire les relations qui existent entre eux. On a beau répéter qu'il vaut mieux une tête bien faite qu'une tête bien pleine, on s'applique essentiellement à la remplir. Or c'est parce qu'elle est mise en forme qu'elle peut efficacement se remplir. Le narcissisme du maître dont les connaissances ne vont, le plus souvent, pas plus loin que sa propre discipline s'en trouve flatté, car c'est un moyen d'étaler sa science, d'être celui qui sait à l'égard de celui qui ne sait pas. Il aurait d'ailleurs tendance à penser que cette science fournit l'interprétation de l'ensemble des connaissances humaines, car bien entendu il ignore ce que ses collègues des autres disciplines peuvent savoir.
Dans l'état actuel des choses on voit mal comment un tel état d'esprit pourrait changer. A moins d'imaginer, pour chaque niveau d'enseignement, pour chaque année scolaire ou universitaire, la formation d'enseignants d'un nouveau genre dont le rôle serait d'établir pour l'enseigné les relations entre les éléments des différentes disciplines auxquelles il est confronté. Il n'a ni le temps ni la possibilité de le faire. Il faudrait d'ailleurs commencer par l'informer de la notion de structure, de niveaux d'organisation, etc., lui montrer comment, historiquement, les notions qu'on lui demande d'assimiler aujourd'hui se sont établies progressivement à travers les siècles, par échecs et succès. Son sens commun bien souvent lui fait comprendre le monde comme le concevaient nos plus ou moins lointains ancêtres. Il parviendrait ainsi progressivement à la compréhension contemporaine et devinerait que celle-ci n'est pas la dernière. Elle l'intéresserait peut-être à en trouver une autre plus englobante, plus efficace. Si un champ de compréhension reste ouvert, la motivation à s'engager dans des territoires inconnus demeure fraîche et dynamique. On comprend bien qu'il ne s'agit pas d'exiger de ces nouveaux enseignants de tout savoir sur toutes les disciplines enseignées. On leur demanderait en revanche un effort de compréhension des langages différents utilisés par celles-ci, de façon à éviter à l'étudiant d'être enfermé dans le cloisonnement des disciplines et de leur langage. On leur demanderait, à partir de résultats de processus analytiques jamais clos, de mettre en évidence leurs relations, en d'autres termes d'en établir les structures. Il n'est pas interdit de penser d'ailleurs que la formation de tels enseignants pourrait aboutir à un progrès non seulement dans l'efficacité de l'enseignement, mais encore de la recherche et de la progression des connaissances en général. Ce type d'individus, souhaitable, n'existant pas encore, leur formation ne pourrait dépendre elle-même d'enseignants déjà formés, mais d'une motivation individuelle à la réaliser. Il y aurait pour chacun d'eux une motivation exaltante à s'engager dans cette voie. On voit immédiatement la critique que l'on peut faire à l'existence de ce spécialiste de la non-spécialité. Les orientations un tant soit peu globalisantes sont toujours mal vues des spécialistes. Mais on peut imaginer que ces « polyconceptualistes » dont j'ai proposé il y a bien longtemps déjà la formation ne seraient pas abandonnés à leur seul esprit synthétique qui pourrait assez vite les conduire à construire un roman fort peu imprégné de rigueur scientifique. Ils devraient demeurer en contact journalier avec les enseignants spécialisés dont ils pourraient assurer la liaison avec d'autres disciplines et qui constitueraient un garde-fou à l'égard de constructions qui pourraient être délirantes, des structures.
Tout ce que nous pouvons appréhender n'est que structure. L' « essence » des éléments nous échappe et ce sont ces éléments dont on encombre l'enseignement traditionnel. Or ils ne prennent une signification que par les relations qu'ils établissent entre eux, des particules élémentaires jusqu'aux ensembles vivants dans la biosphère. Ceux-ci sont eux-mêmes dépendants du monde inanimé, et Lovelock avec la notion de Gaia 1 a tenté de le faire comprendre. Sa tentative a évidemment rencontré de violentes oppositions, bien que formulée par un scientifique crédible par ailleurs, à qui l'on ne reproche que son besoin de généralisation. Il faut reconnaître qu'une généralisation ne devient possible qu'après un temps prolongé d'analyse. Mais aujourd'hui, le cloisonnement et la parcellisation des connaissances sont tels qu'une synthèse des innombrables faits d'analyse à chaque niveau d'organisation d'une part et entre les différents niveaux d'organisation d'autre part devient urgente. Elle devient urgente non seulement pour permettre à la recherche d'évoluer, mais aussi pour rendre l'enseignement plus signifiant, et surtout plus motivant pour l'enseigné. On pourrait dire que le rôle d'enseignant polyconceptualiste tel que je viens de l'esquisser a toujours été celui de la philosophie. Mais un animisme persistant, même sous ses formes les plus modernes et les plus camouflées, continue à faire penser que les choses de l'esprit et celles de la matière n'ont pas de point commun. Une philosophie prenant en compte la physique, la chimie, la biologie et la neurophysiologie contemporaine ne ferait pourtant qu'intégrer des niveaux d'organisation sous-jacents à la « pensée réfléchie » et sans lesquels il est probable que cette dernière n'existerait pas. L' « intuition » qu'on nous propose parfois comme ne pouvant se réduire à l'enchaînement des faits matériels dans un cerveau humain est pourtant impensable sans processus de mémoire. Quelle intuition peut avoir un nouveau-né, qui n'a encore aucune expérience du monde qui l'entoure, et ne va-t-elle pas croître et embellir en fonction de cette dernière ? Or la mémoire n'est que la trace matérielle que laisse une expérience dans le système nerveux qui l'éprouve.
Mais surtout, ce que je voudrais dire, c'est qu'il ne s'agit pas d'opter pour un matérialisme ou un spiritualisme intolérants. Sachant que nous ne savons pas grand-chose, un certain scepticisme à l' égard de tout sectarisme conceptuel nous semble s'imposer.
La Raison, qui a été le nouveau Dieu du siècle précédant le nôtre, est devenue elle-même aujourd'hui suspecte. Nous savons combien nos jugements les plus raisonnables, nos discours les plus logiques sont enfermés, cloisonnés, entre les murs invisibles de nos motivations, de nos automatismes sociaux et culturels, de nos apprentissages, des caractéristiques de la niche, d'un lieu et d'une époque où nous sommes nés et avons grandi. Mais inversement l'irrationnel n'est ainsi dénommé que parce que nous en ignorons les mécanismes intimes et détaillés, tout en commençant à comprendre les facteurs et les grandes lois qui en gouvernent la formation.
Cette motivation qui manque à l'enseigné aujourd'hui vient de l'absence de projet global des sociétés productivistes contemporaines. Placé devant la pulvérisation des connaissances, devant la transmission de celles-ci dans un but unique, la formation de producteurs, le seul projet que l'enseigné voit s'offrir à lui est une spécialisation au plus haut niveau d'abstraction pour être le plus efficacement utilisable dans la production.
La seule motivation qui lui reste dans cette situation est de s'intégrer dans ce type de société de la façon la plus efficace pour « gagner de l'argent », car le seul pouvoir réel aujourd'hui est celui de l'argent. C'est lui qui permet l'obtention des objets gratifiants, le respect et l'admiration de ceux qui nous entourent, le pouvoir sur les autres et une image favorable de soi-même. Cette évolution est évidemment facilitée dans un milieu bourgeois qui fournit très tôt à l'individu les critères de reconnaissance sociale qu'il doit conquérir. Mais la grande majorité se rend compte qu'elle aura bien du mal à réaliser ce bien-être digestif et narcissique. Alors, comme elle n'a pas compris la beauté du théorème de Pythagore ou de la notion de dérivée, elle évolue vers la toxicomanie ou la délinquance. La révolte est aussi favorisée du fait que tous les médias montrent des êtres de rêve, vivant sur des plages ensoleillées au milieu des palmiers et des noix de coco ou au bord de piscines luxueuses. Quand ces êtres pénètrent dans un espace clos, celui-ci est toujours aussi d'un luxe étonnant, même s'il s'agit de vanter les mérites de telle lessive ou de telle eau minérale. Ce luxe, la plupart des jeunes savent qu'ils ne pourront jamais en profiter. La presse leur apprend par ailleurs que les malversations les plus graves, les affaires immobilières les plus illicites ne sont jamais punies, mais que le moindre larcin de leur part est sévèrement sanctionné. Ainsi il faut reconnaître que la vision d'avenir proposée aux jeunes actuellement est de s'introduire dans une société de production compétitive à tous les niveaux d'organisation, de l'individu aux États, et pour cela d'essayer d'avaler et de digérer un puzzle de connaissances étroitement spécialisées dont ils ne sortiront jamais plus. Certes ils seront « recyclés » périodiquement s'ils sont rentables pour qu'ils puissent s'adapter à l'évolution de leur spécialité. Mais quelle idée générale du monde peuvent-ils porter ? Quel intérêt peut avoir le jeune à y vivre, si ce n'est pour y consommer ? S'il appartient à une classe sociale à partir de laquelle il sait qu'il ne pourra jamais atteindre cet idéal de consommation, que lui reste-t-il en dehors de la délinquance pour le réaliser, la toxicomanie pour l'oublier, ou le suicide dont on sait que le nombre s'accroît de façon inquiétante chez les jeunes ?
Au niveau de l'organisation des peuples, ceux que l'on dit « défavorisés » trouveront une raison de vivre dans un fanatisme religieux qui noue souvent ensemble un nationalisme rétréci, une révolte contre les nantis et les exploiteurs, et un racisme réactionnel. Les hommes de ces pays ont au moins un projet à réaliser, une cause à défendre, même animés par les pulsions les plus triviales, les plus ignorantes et les plus primitives.
Mais que ce soit en ce qui concerne les jeunes de nos pays industrialisés ou les peuples exploités du tiers monde, la source de leur malheur est toujours l'ignorance ; pourtant celle-ci n'est elle-même que la conséquence d'un comportement productiviste de compétition marchande, d'un taylorisme intellectuel ayant déplacé au niveau de l'abstraction focalisée les automatismes gestuels ridiculisés par Charlie Chaplin dans les Temps modernes.
On peut dire qu'un geste automatique est plus efficace. Mais il devient en même temps de plus en plus ennuyeux, il perd progressivement toute signification. La motivation première à l'accomplir s'estompe et il ne reste plus que la finalité du salaire qui le rétribuera. Le monde occidental s'ennuie et cherche dans des loisirs stéréotypés, devenus aussi des « produits » du marché, le moyen de s'abrutir un peu plus, à moins que périodiquement une guerre ne vienne ranimer une économie vacillante et lui faire retrouver un intérêt à la vie par la crainte de la mort.
Toutes les formes vivantes tirent leur énergie des photons solaires que la photosynthèse transforme en molécules organiques. Au bout de la chaîne évolutive l'homme utilise cette énergie pour maintenir sa structure biologique et agir pour contrôler son environnement, au mieux de sa survie, de son bien-être. La production d'objets à partir de la matière et de l'énergie « mises en forme » est le résultat, depuis les origines, de sa « technologie ». Mais l'accroissement des échanges, l'apparition des monnaies ont constitué très tôt chez certains individus et groupes humains un moyen de s'approprier les choses et les êtres en établissant leur dominance. Ainsi ce n'est pas la technique qui paraît préjudiciable à l'espèce humaine, mais son emploi pour établir les dominances. L'impérialisme se mesure au nombre de brevets qu'un groupe humain est susceptible d'exploiter. Ce n'est pas non plus l' « économie » qui paraît préjudiciable à l'espèce humaine, puisque la transformation de la matière et de l' énergie est propre à 1'homme, mais l'utilisation de l'économie comme finalité des comportements humains en vue de l' établissement des dominances. La matière et l' énergie ont toujours été à la disposition de toutes les espèces.
Seul, grâce à ses lobes orbito-frontaux associatifs, l'homme a pu les « informer », les mettre en forme. Mais aussi longtemps que matière et énergie, qui ne serviront à rien sans la technique qui les transformera, et cette technique surtout ne seront pas la propriété de tout homme sur la planète, on trouvera toujours des groupes agressifs, plus nombreux, cherchant à établir leur dominance dans la compétition économique internationale. De cette schématisation grossière que nous venons de faire, on est tenté (tout en s'en méfiant) de tirer une logique.
Ma façon de voir paraîtra l'expression d'un matérialisme scientiste affligeant pour certains. Je ne nie pourtant aucun spiritualisme, car la négation n'est pas une attitude scientifique compte tenu de notre ignorance. Ce que je veux dire en revanche, c'est que l'homme ayant, pour des raisons que j'ai développées ailleurs, commencé à étudier le milieu inanimé qui l'entoure avec une méthodologie scientifique, il n'a pas jusqu'aux dernières décennies utilisé la même méthode pour étudier le fonctionnement de son cerveau qui lui permet de penser et d'agir. Il a en d'autres termes ignoré l'emploi d'une approche scientifique pour aborder la moitié des problèmes qui se posaient à lui. Je souhaite donc simplement que ce retard soit comblé et que la même méthodologie lui permette de mieux comprendre ce qu'il est, puisque c'est lui qui se trouve au centre de « son » monde. Il s'agit donc simplement d'ajouter un chapitre fondamental aux connaissances qui lui ont permis d'agir efficacement sur ce dernier.
Le spiritualisme sous quelque forme que ce soit n'a pas jusqu'ici supprimé les meurtres, les guerres, les génocides, l'établissement des dominances, les tortures. Cela ne veut pas dire qu'il se trompe, que « sa vérité ne soit pas la bonne », mais simplement qu'il s'est montré aussi inefficace que le matérialisme dans le cadre des sciences humaines. Cela laisse soupçonner qu'il y a peut-être quelque chose que l'on n'a pas encore pris en compte. C'est ainsi que j'irai jusqu'à dire que, pour moi, le spiritualiste sectaire affirmant péremptoirement la prédominance (encore une !) de l'esprit sur la matière, sans savoir d'ailleurs plus que vous ou moi ce que sont l'un et l'autre, n'est pas plus spiritualiste que le matérialiste convaincu. Il est probable en effet que ces idéologies contradictoires ne résultent l'une et l'autre que de notre cécité, de notre ignorance et de notre besoin congénital de disséquer hiérarchiquement l'obscure unité de l'Univers.
Bruno
Création de l'article : 18 janvier 2004
Dernière mise à jour : 18 janvier 2004
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