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Destruction d'emplois - mode d'emploi... |
L'industrie délocalise…
Monsieur S.T. est un industriel qui à l'origine fabriquait en France des produits de grande consommation, très appréciés d'un public plutôt jeune. Il a été un précurseur dans son domaine et ce produit que chacun de nous a dans son foyer, c'est lui qui l'a inventé, développé, imposé en quelque sorte. Les études de marché, la conception du produit, les dessins, les premiers prototypes, il les a réalisés avec ses modestes moyens dans le sous-sol de son pavillon. C'est un grand travailleur qui a cru en son produit. La grande distribution s'y est intéressée. Elle a été séduite et lui a demandé de l'approvisionner en grande quantité. Ses modestes ateliers n'y suffisaient plus. Il a dû embaucher pour faite face en quelques années à l'explosion de ce marché naissant. Il ne pouvait en être autrement.
Cette activité, inédite en France, a procuré du travail à nombre de salariés de l'entreprise, de sous-traitants et de façonniers sur le territoire français. Ces produits ont envahi nos foyers via les rayons de nos grands distributeurs préférés. L'industriel est passé par toutes les étapes du racket officiel, point de passage obligatoire pour tout fournisseur de la grande distribution. Il a payé au prix fort son droit de commercialiser les produits qu'il fabriquait, mais il n'avait pas d'autre choix. Un engagement est fait pour être remis en cause Vint assez rapidement le moment de la remise en cause des engagements des distributeurs. Son affaire allait bien, trop bien aux yeux de ses partenaires. Le produit était de qualité, le design approprié à la demande du consommateur, le packaging accrocheur. Les conditions de la poursuite d'une excellente collaboration avec les réseaux de distribution étaient parfaitement réunies. Une excellente raison pour renégocier ce qui l'avait déjà été. De nouveaux efforts sont demandés à l'industriel, des prix plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. A ce petit industriel français, d'origine modeste, autodidacte érudit, qui s'était fait sur le terrain et qui ne voyait plus aucune solution pour pouvoir consentir un centime de plus de rabais sans déposer son bilan, fut suggéré le remède miracle : " Et si vous faisiez fabriquer en Asie, vous pourriez abaisser considérablement vos prix de revient et nous, nous pourrions encore augmenter le volume des commandes que nous vous passons. Vous ne seriez pas le premier à délocaliser. C'est la mondialisation des marchés qui l'exige ".
Il avait lu Michel-Edouard Leclerc et sa Fronde des caddies® et avait relevé l'hypocrisie des grands distributeurs lorsque, dans leur analyse des différents postes du commerce extérieur, ils affirmaient : " Ce sont les industries de transformation du textile, de l'agriculture, de l'électronique et de l'électroménager qui sont à l'origine des importations les plus importantes. Facile de tirer sur les consommateurs, quand soi même...
Une question n'a jamais été posée aux apôtres de la pseudo-défense du consommateur : qui sont donc ces clients qui, d'année en année, de mois en mois et de jour en jour, exigent des prix toujours plus bas des industriels.
Attaché à ses vieilles racines provincia1es, notre homme, si fier des emplois qu'il avait créés en quelques années, ne s'imaginait pas licencier ses fidèles salariés pour aller faire fabriquer en Asie. Il n 'y pensait pas. Sympathique mais têtu, il refusait de comprendre. L'argument massue ne tarda pas : " Vous abaissez vos prix de façon significative ou nous nous procurons des produits équivalents par nos propres moyens. " Coup de bluff ", pensa-t-il. Assurément, puisqu'il était, à ce moment-là, le seu1 à pouvoir fabriquer en quantité ce produit innovant. C'était bien mal connaître les méthodes et la détermination extrême des grands distributeurs. " Il ne se l'est jamais pardonné, lui qui croyait connaître ce milieu qu'il pratiquait depuis déjà de nombreuses années. Il pensait même y avoir noué des liens d'amitié et venait de subir son premier déréférencement, sans préavis. Du jour au lendemain, plusieurs millions de francs de chiffre d'affaires disparurent ainsi sans considération de la situation des salariés.
Référencement, le retour… L'épreuve de force était engagée. il ne pourrait tenir bien longtemps. Il dut bien vite se rendre à l'évidence et se montrer plus compréhensif pour ne pas disparaître. Monsieur S.T., homme d'expérience, n'avait guère le goût de remplir ce que les hommes de l'art appellent une " DCP ". Il fallait sauver l'entreprise. Il envisagea, pour la première fois, la possibilité de confier la plus importante partie de sa production à des sous-traitants asiatiques. De l'intention à la concrétisation, il dut passer aux travaux pratiques et s'exécuter. Une nouvelle collaboration se mit en place. Le référencement retiré revint, à des conditions encore plus sévères, encore plus " négociées ". Le réseau concerné avait pris conscience qu'en termes de qualité, de régularité des livraisons, de savoir-faire, il était, encore pour le moment, le seul dans ce domaine à pouvoir répondre à la demande. Pas pour longtemps, plus pour longtemps. Ce produit, comme tout produit, se devait de vivre, d'évoluer pour s'adapter à la demande, elle-même en constante mutation. Dans le seul domaine du design, l'évolution est parfois très rapide. Chaque année, l'industriel concevait de nouveaux produits et présentait aux centrales d'achats sa nouvelle collection, pour avis. Intéressés, les acheteurs examinaient, palpaient, disséquaient, critiquaient aussi parfois. De ces échanges naissait une nouvelle gamme pour les douze mois à venir. Une démarche classique dans le cadre d'une collaboration intelligente. Chaque année, le même processus se renouvelait. Chaque année, jusqu'au jour où un grand distributeur eut une nouvelle exigence. Les produits donnaient satisfaction mais, après plusieurs années d'une collaboration efficace, il était pris d'un doute subit et s'interrogeait sur la réelle capacité des sous-traitants asiatiques à faire face à une montée en puissance de la demande. Monsieur S.T. serait-il capable, lui qui travaillait avec ce réseau depuis tant d'années, sans jamais avoir failli ou manqué à ses obligations, de faire face à une telle progression ' On avait confiance en lui. On le lui disait. En. lui, sans aucun doute, mais pas forcément en ses fournisseurs asiatiques. Pris de doutes, les hommes de la centrale d'achats voulurent aller se rendre compte à la source. On lui demanda très courtoisement d'organiser une petite visite sûr place, histoire de voir ces fameux sites de production délocalisés. La démarche pouvait sembler étonnante après tant d'années de bons et loyaux services. Il fallait pourtant bien y trouver une certaine logique pour la comprendre et l'accepter. Logique, elle l'était, replacée dans son contexte. Elle prenait toute son ampleur dans une démarche d'appropriation totale et d'intégration exhaustive des différentes étapes de l'acte de production/distribution, directement, sans aucun intermédiaire, du distributeur au consommateur, exclusivement. Le charme de l'Asie opéra. Le voyage se passa bien. Les accompagnateurs revinrent rassurés et ravis. Rien n'avait changé, en apparence. De la délocalisation à l'appropriation Pourtant, quelques semaines plus tard, les mêmes acheteurs organisaient un nouveau voyage en Asie, moins touristique celui-là. Ils se rendirent chez les fournisseurs de notre industriel, à son insu cette fois. Le langage qu'ils tinrent fut sans équivoque : " Vous travaillez avec Monsieur S.T., nous le connaissons bien. Comme vous, nous l'estimons beaucoup, c'est un excellent professionnel. Pourtant il ne vous offre qu'un modeste débouché sur la petite France. C'est bien limité. Nous avons la possibilité de vous amener un développement incomparable. Nous vous proposons la France, l'Espagne, l'Italie, le Portugal, l'Amérique du Sud et demain les pays de l'Est, si vous travaillez en direct avec nous. Ce serait autre chose, non… " De tels arguments sont de poids et méritent d'être examinés. Fidèles et reconnaissants à ce que leur avait amené le petit Français, les sous-traitants asiatiques ont, dans un premier temps, décliné l'offre pourtant alléchante. L'argument décisif ne s'est pas fait attendre : " Si vous ne traitez pas avec nous, directement, nous trouverons d'autres fournisseurs asiatiques qui nous fourniront aussi pour la France. Nous déréférencerons Monsieur S.T. et vous disparaîtrez avec lui... " Sacrifié pour condamné, S. T. allait de toutes façons disparaître. À quoi bon prendre place sur une jonque sans fond. Le doux message d'un rouleau de printemps Les sous-traitants asiatiques n'avaient pas oublié ce que leur avait apporté le petit Français devenu leur ami. Ils savaient qu'ils ne pouvaient plus rien pour lui, tout juste l'informer pour qu'il puisse organiser sa défense. Rien de plus. Le " hasard " voulut qu'un beau matin de printemps, le rouleau du télécopieur de l'industriel reçoive d'un lointain continent la copie d'un courrier émanant de ce sympathique et fier réseau tricolore. Le texte en anglais ne nécessitait pas les services d'un traducteur : " Nous vous confirmons nos différents entretiens lors de notre dernière visite, vous précisant qu'un accord direct avec notre centrale d'achats vous ouvrirait les marchés de 1'Espagne, du Brésil, de l'Argentine, du Mexique et maintiendrait bien entendu votre position en France. Nous attirons votre attention sur le potentiel de pertes que pourrait représenter pour vous le refus de notre proposition. " Cette jolie missive était rédigée sur le papier à en-tête d'un grand nom de la distribution française. Il y en a des centaines qui circulent ainsi de par le monde, de par le tiers-monde essentiellement.
Christian Jacquiau
Cet article a été publié par Attac dans " Grain de sable " - n° 408 - du 4 avril 2003 (texte extrait, avec l'autorisation de l'auteur, du chapitre 11 du livre " Les coulisses de la grande distribution " - Albin Michel - 2000 - septième édition en février 2003 ).
Pour en savoir plus :
« Producteurs étranglés, consommateurs abusés - Racket dans la grande distribution française » - Le Monde Diplomatique - décembre 2002
Les coulisses de la grande distribution - Christian Jacquiau - Albin Michel - 2000 (sixième réimpression février 2003)
Attac : Grain de sable n° 408 du 11 mars 2003 : http://attac.org/attacinfo/attacinfo408.pdf
site de capitaclysme.org
contact : ( )
et bientôt... un quatre pages publié par Attac sur ce sujet
Des conférences sur ce sujet au Larzac !
samedi 9 aout : de 11h à 12h30 - organisée par Attac,
samedi 9 aout : après-midi, organisée par les associations Minga et Andines,
organisée par la Confédération Paysanne : dimanche 10 aout à 10 h. ( pensez à vérifier les horaires et lieux sur le planning général de la manifestation ).
avec...
Christian Jacquiau ( ) : Economiste - Expert-Comptable diplomé - Commissaire aux comptes - auteur du livre " Les coulisses de a grande distribution " (Albin Michel) - membre d'Attac.
François Laporte ( ) : Ingénieur agronome - Conseil et réalisations en communication (Les Arts Messagers) - Président du comité Attac de Périgueux (24)
Christian Jacquiau
Création de l'article : 4 août 2003
Dernière mise à jour : 15 août 2003
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