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Bananes amères pour les paysans du Guatemala |
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La multinationale américaine Del Monte a de mauvaises manières. Elle licencie ses ouvriers guatémaltèques, puis vend les terres qu’ils occupent à des éleveurs mafieux. Une enquête du journal The Village Voice (New York)
Si vous pouvez continuer d’acheter vos bananes bon marché, c’est parce que Florinda Lollo Martínez a perdu son emploi. Aujourd’hui, Florinda est prête à tout pour nourrir sa famille et elle risque sa vie en faisant pousser du maïs sur l’ancienne plantation de bananes où elle travaillait et où des mafieux liés à son ancien employeur, la multinationale Fresh Del Monte Produce, sont accusés d’avoir assassiné huit de ses camarades au cours des deux dernières années.
Mère célibataire de deux jeunes enfants, Florinda a travaillé pendant douze ans à l’usine d’emballage Del Monte, où les ouvriers syndiqués pouvaient gagner jusqu’à 10 dollars par jour pour couper les régimes de bananes, les laver et les placer dans les cartons destinés aux marchés de la côte est des Etats-Unis. Le travail était bien payé pour le Guatemala ; de plus, Del Monte cofinançait, par l’intermédiaire de sa filiale Bandegua, des logements pour ses employés dans la petite ville industrielle voisine de Tikal Sebol et les autorisait à faire pousser du maïs et des légumes sur les terres en friche.
Mais le producteur de bananes décida, en 1999, de réduire ses coûts dans le nord-est du Guatemala et licencia 918 des 4 000 membres du Syndicat des ouvriers de la banane d’Izabal, dont Florinda. Ces licenciements, qui contrevenaient aux contrats de travail, ont suscité un tel tollé sur la scène internationale que Del Monte a été contraint de proposer à ses ouvriers de les reprendre, mais à des salaires plus bas, avec moins d’avantages, sans logement subventionné ni autorisation de cultiver des terres pour nourrir leur famille. Florinda, comme des centaines de ses camarades, a refusé l’offre de son employeur.
Le 11 octobre 2001, une partie des licenciés ont occupé Lankin, une exploitation de plus de 400 hectares appartenant à Del Monte. "Je ne savais pas où aller ni quoi faire. Et mes enfants avaient faim", explique Florinda. Deux ans se sont écoulés depuis, et elle continue, avec plusieurs centaines de paysans, d’occuper l’ancienne plantation, vivant dans ce qui reste des logements de Tikal Sebol et cultivant la terre pour subsister.
Pour Del Monte et Bandegua, le mouvement des paysans de Lankin était plus qu’irritant. En les laissant occuper des terrains cultivables, ils risquaient de créer un fâcheux précédent. C’est pourquoi la multinationale, dont le siège se trouve à Coral Gables, en Floride, s’est empressée de prendre ses distances avec le conflit. Peu après le début de l’occupation, Del Monte a vendu les terres pour environ un dixième du prix du marché à des mafieux notoires du coin. Dans la région très agitée d’Izabal, on fait souvent appel à des ganaderos (éleveurs de bétail) pour régler les différends. La suite de l’affaire était prévisible : depuis le début du mouvement, les ganaderos ont abattu huit paysans de Lankin - dont trois au cours des six derniers mois.
Les paysans ont peu de chances d’obtenir des réparations dans leur propre pays. Leur seul espoir est de faire pression sur Del Monte aux Etats-Unis. OEuvrant pour le compte de dirigeants syndicaux réfugiés sur le sol américain, les avocats du Fonds international des droits du travail ont intenté un procès à l’entreprise en vertu de l’Alien Tort Claims Act, une loi de 1789 qui permet aux étrangers de faire appel à la justice américaine. Ils accusent Del Monte d’avoir usé de violence pour écraser le mouvement syndical des paysans en 1999. Parallèlement, sur place, des militants guatémaltèques et américains enquêtent sur les assassinats de Lankin. Lorsqu’on demande aux ouvriers pourquoi 500 paysans continuent d’occuper l’exploitation malgré les assassinats, ils fournissent toujours la même réponse : pour ne pas mourir de faim. Ce ne sont pas des paroles en l’air. Selon les estimations du Programme alimentaire mondial, l’an dernier, 60 000 enfants guatémaltèques souffraient d’une sévère malnutrition et 6 000 d’entre eux risquaient la mort. "Il n’y a pas de terres ni de travail ailleurs", explique Olga Esperanza León, une ancienne ouvrière de la banane de 42 ans qui va travailler à Lankin quelques jours par semaine en laissant ses trois enfants et sa vieille mère dans un village voisin.
Les paysans ne bravent pas les ganaderos pour rien. "Tout pousse sur ces terres", indique Roberto Méndez Miguel, le vice-président du mouvement. Outre les bananes, le maïs et le yucca se plaisent beaucoup dans cette zone inondable du fleuve Motagua, où 280 hectares sont aujourd’hui cultivés. Mais les paysans de Lankin n’ont ni électricité ni toilettes. Ils puisent l’eau dans des puits. Les moustiques porteurs de maladies et les mouches piqueuses pullulent ; la seule façon de s’en protéger consiste à faire brûler des enveloppes de maïs pour les enfumer. La maigreur des paysans de Lankin est notoire, même dans cette région où la moitié des habitants sont pauvres, un tiers analphabètes et un quart privés d’eau courante. Les familles vivent dans des huttes rudimentaires ou dans les rares maisons en bois et caravanes que l’on trouve encore à Tikal Sebol. Lorsque Del Monte a obligé ses ouvriers à quitter la ville, en 1999, des pilleurs ont dépouillé les logements de leurs fils électriques, plomberie, toit et fenêtres. "Ils ont tout pris", explique Hugo Leonel Milian Duarte, un homme filiforme et passionné de 32 ans qui dirige le comité de coordination des paysans. Dans cette ville fantôme, les pilleurs ont emporté jusqu’aux poutres et aux planchers des maisons. Les paysans rêvent de la reconstruire, mais, compte tenu de l’avenir incertain des terres, il est peu probable que les ONG présentes dans les régions rurales du Guatemala investissent dans des projets comme l’alimentation en eau potable, la construction de maison en briques ou la création d’un centre de soins.
Aujourd’hui, presque tous les paysans de Lankin sont des hommes. La plupart des femmes et des enfants ont trouvé refuge dans des endroits plus sûrs. Au total, une cinquantaine d’enfants fréquentent l’école. L’ancien local ayant été pillé, l’instituteur enseigne dans une hutte pourvue de bancs, mais sans murs et, bien évidemment, sans lampes ni tableau noir.
La peur reste palpable, surgissant chaque fois qu’un véhicule s’approche sur le chemin de terre qui traverse la propriété. Annie Bird, la codirectrice de Right Action, qui vient de publier un rapport sur la violence à Izabal, explique que c’est dans les années 70 que les éleveurs du coin ont commencé à utiliser des terres appartenant à Del Monte, un accord qui, selon elle, n’a rien d’exceptionnel. "Toute l’industrie, et pas seulement Del Monte, utilise l’élevage du bétail comme moyen de contrôler la terre, dit-elle. Il ne s’agit pas seulement d’une activité économique, c’est aussi un moyen de maintenir l’ordre."
Ces éleveurs, en particulier les familles Mendoza Mata et Ponce, ont une réputation et une influence qui vont bien au-delà de leur occupation officielle. Ils possèdent des boîtes de nuit, des hôtels et des compagnies d’autobus. Ils financent des campagnes politiques. Dans une déposition faite sous serment à la suite des assassinats de Lankin, un policier local a décrit Obdulio Mendoza Mata comme "l’un des habitants les plus influents d’Izabal". L’alliance entre Del Monte et les éleveurs date d’avant les meurtres. En 1999, au lendemain du licenciement des 918 employés, les dirigeants syndicaux ont appelé les ouvriers à faire grève. En réaction à cet appel, le 13 octobre, 200 individus armés, menés par les éleveurs, ont envahi les locaux du syndicat, pris ses dirigeants en otages, les ont roués de coups et obligés à annoncer sur une radio locale que la grève était annulée.
Selon des témoins, les ganaderos étaient manifestement aux ordres de Del Monte. Un peu plus tôt dans la journée, des dirigeants de Bandegua avaient été vus en compagnie d’Obdulio et Edvin Mendoza Mata dans un restaurant de Morales, où ils préparaient vraisemblablement l’attaque. Le responsable de la sécurité de Del Monte s’est même affiché dans l’entrée du syndicat durant l’opération. La violence sur la plantation a été pire encore. Le 8 mars 2002, les paysans de Lankin allaient arroser leurs champs de maïs quand un groupe d’une quarantaine d’hommes armés leur ont barré la route en disant que ces terres ne leur appartenaient pas et en les menaçant de les tuer s’ils ne les libéraient pas. Selon le témoignage d’un des paysans, Jesús Guisar Gutiérrez, des membres des familles Mata et Ponce se trouvaient parmi les agresseurs.
Des policiers n’ont pas tardé à arriver sur les lieux. "Sans dire un mot, ils ont commencé à tirer sur nous", a rapporté un paysan, Gregorio Vásquez Vásquez. Un jeune de 21 ans, José Benjamín Pérez González, touché dans le dos, est tombé à genoux. Selon Vásquez, "un membre de la famille Ponce s’est approché de lui, a dégainé et lui a donné le coup de grâce en lui tirant une balle dans la tête".
C’était le troisième meurtre, mais le premier en présence de policiers. Les paysans de Lankin étaient convaincus que la police locale ne remettrait pas en cause le pouvoir des ganaderos et ils avaient raison. Selon M. Duarte, le porte-parole du mouvement, bien qu’une expertise médico-légale réalisée par une mission des droits de l’homme de l’ONU ait démontré que les témoignages des paysans concordaient avec les résultats du rapport médical, "les autorités locales ont soutenu les éleveurs, qui ont accusé d’autres paysans du meurtre. Les paysans se sont rendu compte qu’il était inutile de faire un scandale. Dans le cas de Benjamín, il y avait des tas de témoins, et cela n’a servi à rien."
Aucun des sept autres meurtres n’a été commis en présence de témoins oculaires, mais, selon les paysans, la plupart des victimes avaient été menacées en public par des éleveurs. Le 24 décembre 2001, trois mois avant le meurtre de Benjamín Pérez, des individus non identifiés ont abattu les frères Oswaldo et Antonio López Díaz. Le 1er novembre 2002, Esteban Castillo et Cristóbal Rojas ont été tués à leur tour. Puis, le 5 avril 2003, c’est Jorge Gómez qui est tombé sous les balles. Le 21 avril dernier, Edi López Olivia a été tué à coups de pistolet et de machette alors qu’il allait se baigner. "On a entendu des coups de feu, mais, comme il y en a souvent, on n’a pas fait attention. C’est le matin suivant qu’on a découvert son corps", raconte M. Duarte. Plus récemment encore, le 4 mai, un responsable local, Santiago Soto, a été abattu alors qu’il circulait à pied dans la région.
Selon une enquête judiciaire ordonnée par le Comité de l’unité paysanne - la principale organisation de défense des droits des agriculteurs -, après ces massacres, les éleveurs ont pu acheter à bas prix les terrains de Del Monte et Bandegua. En février 2000, le producteur de bananes a vendu pour 315 000 dollars la plantation sur laquelle se trouvent les terres de Lankin à l’entreprise Producers and Exporters (Prexa). Or, dans les faits, Bandegua et Prexa sont une seule et même entreprise, dans la mesure où elles ont les mêmes avocats et juristes, et où la totalité des récoltes de bananes de Prexa est vendue à Bandegua. En août 2002, Prexa a revendu 740 hectares à la Bobos Cattle Company pour environ 150 000 dollars, soit 32,80 dollars l’hectare. On sait peu de chose sur cette société - la loi guatémaltèque protège le secret des entreprises -, mais, selon des témoins, un de ses actionnaires était présent lorsque Benjamín Pérez a été abattu.
Au Guatemala, les terres d’alluvions ne se vendent pas 32,80 dollars l’hectare, mais dix fois plus cher. Pourquoi Del Monte-Prexa a-t-il bradé les siennes ? En fait, dix mois avant la vente, un groupe de paysans affamés et déterminés avait occupé ces terres. Le producteur de bananes voulait s’en débarrasser et il a chargé les éleveurs de le faire à sa place. En guise de paiement, il leur a cédé des terrains à des prix défiant toute concurrence. "Les responsables des violences sont les gens de Bandegua, affirme M. Duarte. Mais, pour ne pas se salir les mains, ils ont fait appel à d’autres." Cette thèse est reprise par Waldemar Barrera, délégué régional du bureau du procureur chargé des droits de l’homme. "Afin de ne pas entrer directement en conflit avec les paysans, Bandegua a offert de bons prix aux éleveurs pour qu’ils agissent à leur place." Fresh Del Monte Produce a refusé de répondre à ces allégations. Les paysans de Lankin n’ont guère de moyens pour lutter contre leur expulsion. Au Guatemala, les institutions démocratiques ont peu de pouvoir. Dans la région d’Izabal, tous les juges, avocats des droits de l’homme, journalistes, procureurs, syndicalistes et militants du mouvement paysan ont reçu des menaces de mort depuis le début de l’année. Les paysans sont donc totalement démunis face à la peur et à la violence qui hantent leur quotidien. Ils savent ce qu’ils veulent - "un morceau de terre pour manger et élever nos enfants" -, mais cela leur semble presque impossible à obtenir. Ils disent qu’ils ne partiront pas car ils n’ont aucun endroit où aller. "Nous nous battrons jusqu’au bout", lance l’un d’eux, Adelmo López. Le seul - et mince - espoir qui s’offre à eux est l’Alien Tort Claims Act, la loi qui permet aux étrangers de recourir à la justice américaine pour des crimes graves tels que génocide, torture et esclavage. Au cours de la dernière décennie, les procès intentés à des entreprises pour des crimes commis hors des Etats-Unis se sont multipliés : ExxonMobil a été poursuivi pour torture, viol et meurtre en Indonésie ; Unocal pour torture et meurtre au Myanmar ; et Coca-Cola pour meurtre en Colombie.
Le Fonds international des droits du travail, qui a porté plainte contre Fresh Del Monte Produce au nom de cinq dirigeants du Syndicat des ouvriers de la banane, accuse le producteur d’avoir monté un complot, en 1999, pour les enlever, les torturer et les garder en otages. Mais ces actions n’aboutiront pas si le gouvernement Bush réussit à imposer son point de vue. Dans l’affaire Unocal, la plus avancée de toutes, le ministre de la Justice, John Ashcroft, est intervenu au mois de mai en faisant valoir que l’Alien Tort Claims Act entravait la politique extérieure des Etats-Unis. "Il appartient à la branche politique, et non judiciaire, de traiter [les violations des droits de l’homme]" , a-t-il affirmé. Selon le gouvernement, de telles affaires risquent de saper la campagne contre le terrorisme ; dans le cas d’ExxonMobil, la poursuite du procès pourrait conduire les autorités indonésiennes à cesser d’apporter leur coopération aux Américains dans leur lutte antiterroriste.
En tout état de cause, le procès intenté en Floride représente la seule chance des paysans, qui souhaitent que Del Monte leur cède des terres où ils pourront vivre et nourrir leur famille. Mais un tribunal aussi lointain est mal placé pour offrir une aide immédiate à des êtres qui, chaque jour, risque d’être expulsés - ou assassinés.
Matt Pacenza
Courrier International 22/01/2004, Numero 690
Scientinelle
Création de l'article : 23 janvier 2004
Dernière mise à jour : 22 janvier 2004
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