LA PENURIE ET L’ABONDANCE
Article paru dans la revue BIOCONTACT - N° 132 - janvier 2004
Autrefois, on produisait des biens utiles aux consommateurs : économie de pénurie inflationniste. Aujourd’hui, on crée de faux besoins pour vendre des produits inutiles ou excédentaires : économie d’abondance déflationniste. On produit à tout va, quitte à subventionner.
Lorsque Denis Papin découvrit les propriétés dynamiques de la vapeur d’eau, l’humanité se trouva engagée dans une aventure dont les conséquences bio-sociales ne tarderaient pas à s’affirmer : la productivité de son travail s’en trouva multipliée, faiblement d’abord, puis à une cadence accélérée. Il devait s’ensuivre ce qui s’est produit : à un régime de pénurie se substitua un régime d’abondance.
Nous sommes restés si bien adaptés au régime économique et social de la pénurie, qu’impuissants aujourd’hui encore à nous accommoder de l’abondance, nous recréons artificiellement la pénurie lorsqu’elle menace de nous faire défaut. Ce régime biologique de la pénurie est la chose la plus « naturelle » qui soit au monde. C’est le régime de la « loi d’airain », qui élimine les faibles. Malthus et Darwin ont observé et décrit ses déterminismes : « La nature produisant plus de bouches que d’aliments », affirme Malthus, « la faim est, et restera, le régulateur naturel de la démographie. La faim sera, pour jamais, le mal souverain des humains ». « Pardon ! rétorque Darwin, c’est au contraire leur bien. La loi d’airain assure la survie des plus forts. C’est ainsi, par sélection naturelle, que l’Evolution progresse... ».
Rien n’a jamais été plus simple que le régime de la pénurie : nul n’y peut consommer qu’au détriment des autres. Quand règne cette loi, quiconque fait un repas, réduit d’autant la part de quelqu’un. Le rôle des économistes et des chefs d’entreprises est clair : il s’agit d’obtenir le plus de production au moindre coût. Certes, il y faut du doigté : « Prenez garde, disait Ricardo aux patrons, les morts ne produisent rien. Donnez à vos ouvriers juste assez pour que votre main-d’œuvre reste bon marché... ». Sans doute vous, lecteurs, n’appréciez-vous pas les vues de Ricardo, car depuis cent cinquante ans, certaines choses ont affiné notre sensibilité. Mais, à l’époque où il donnait ces conseils aux patrons, ils étaient les moins mauvais possibles. Qu’on se représente la sorte de nécessité qui pèse sur les collectivités soumises à la loi d’airain. Pour n’avoir pas à tuer, à mettre à mort les excédents de population, il fallait bien en charger la nature, et cela veut dire encourager la misère sous toutes ses formes. Pour que vivent quelques-uns, il fallait que des milliers crèvent de faim, de froid, de privations.
Les mentalités ayant évolué, l’avènement de la mécanisation a permis néanmoins aux ouvriers et employés d’acquérir le pouvoir d’achat leur permettant, pour ceux qui avaient du travail, de sortir leurs familles de la misère.
Nous pouvons résumer deux périodes de l’évolution de l’environnement économique :
Une longue période de pénurie jusqu’en 1960 : la demande est supérieure à l’offre manifestée. On encourage la production qui génère le pouvoir d’achat. Il s’agit de produire plus et il faut « produire PUIS vendre ». La capacité de production est optimisée, les stocks et les délais sont importants. Les prix ont une tendance à la hausse.
Après une période de transition, c’est, depuis 1980 le début de l’ère d’abondance dans tous les pays industrialisés. L’offre est supérieure à la demande manifestée ou potentielle. Le marketing et la publicité sont dominant pour susciter une demande non manifestée, la production est instable, le process de fabrication est prioritaire. Il faut « vendre PUIS produire ». Les prix ont une tendance à la baisse, mais la conséquence est une diminution du pouvoir d’achat.
Depuis quelques décennies la production mécanisée a explosé. D’une société de pénurie, nous sommes passés à une société d’abondance : celle où les biens de consommation existent en quantités suffisantes pour satisfaire aux besoins de tous. Mais il ne suffit pas que les biens abondent ou surabondent. Il faut, en plus, que les consommateurs les achètent, qu’ils disposent d’un pouvoir d’achat [1].
Sous un régime de pénurie, le pouvoir d’achat dépend de la production et il est suscité par elle.
Sous un régime d’abondance, la production dépend du pouvoir d’achat et elle est suscitée par lui. Le pouvoir d’achat conditionne la prospérité.
L’idée de la pénurie nous a été transmise par nos parents et elle est en nous. La classe gouvernante (au sens large) maintient subtilement cette idée. Il y a « esclavage symbolique » dans la pauvreté (rapport du Programme des Nations unies pour le développement - PNUD : « 25 % des Américains sont en-dessous du seuil de la pauvreté... »). Où est t-elle cette pauvreté... dans le manque de « biens » ?
De nos jours, la production dépend si bien du pouvoir d’achat qu’on doit la freiner et même la détruire lorsqu’il fait défaut (destruction de produits agricoles, mises en jachères...).
Toute la pensée actuelle, que ce soit celle des économistes, du politique ou celle du « commun des mortels », reste bloquée aux idées et aux outils intellectuels de la période de pénurie. Et nous n’adapterons nos outils économiques que lorsque nous-mêmes rentrerons dans « la conviction de l’abondance » [2].
Aujourd’hui, c’est le pouvoir d’achat qui détermine la production. Il faut avoir vendu pour investir afin de produire encore, ou bien, il faut réunir des capitaux provenant eux-mêmes de ventes, ou bien encore, il faut freiner ou détruire la production quand le pouvoir d’achat manque. La productivité, imposée par une concurrence sauvage, rogne à la fois le pouvoir d’achat des salariés, par baisse des salaires et celui des patrons, par baisse des marges. Le goulet d’étranglement est maintenant la capacité d’achat des clients. La baisse du pouvoir d’achat global entraîne la baisse de la production qui entraîne le chômage, qui aggrave la mévente, etc.
C’est ainsi que s’expliquent l’existence et la croissance du chômage dans nos sociétés très industrialisées : Le libre échange et l’ultra-libéralisme est la dernière « évolution » qui se soit produite. Elle est, dans ses conséquences, de même nature que la révolution industrielle qui s’est produite avec l’arrivée de la machine. Mais aujourd’hui, ce n’est plus seulement cette dernière qui concurrence l’homme et le remplace, c’est aussi la main d’œuvre du tiers monde exploitée par le plus pur esclavagisme ancestral et qui condamne à l’exclusion notre main d’œuvre occidentale.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pour deux raisons essentielles qui s’ajoutent et se combinent, l’une en ce qui concerne les entreprises et l’autre en ce qui concerne l’Etat :
Au niveau des entreprises : la survie par une productivité effrénée. Nous sommes en période d’abondance, donc de « marché acheteur » et, pour survivre, les entreprises sont obligées de se faire une concurrence sauvage, sans merci, en baissant continuellement leurs prix.
Sur quoi peuvent-elles jouer ? Exclusivement sur une recherche incessante de productivité qui, dans ce cas, nous venons de le voir, est mortelle pour tous, producteurs comme consommateurs, car elle oblige à diminuer les salaires, donc le pouvoir d’achat. L’autorégulation du marché ne pouvant plus fonctionner, on pense immédiatement à la mise en place de compensations et c’est là qu’intervient la seconde raison, au niveau de l’Etat.
Au niveau de l’Etat : le dogme du libre-échange. Alors que des compensations auraient dû être mises en place, on assiste à une poussée sans précédent d’un ultra-libéralisme imposant l’ouverture des frontières et la suppression de toute protection sur une majorité de produits finis, particulièrement ceux qui nécessitent beaucoup de main d’œuvre, ou sur les matières premières importées dont le « marché » est pipé par les ententes, les pays producteurs n’ayant d’autre solution que de vendre à des prix ridicules pour survivre.
Sur le plan intérieur, des nations, on privatise et on « dérégule ». Sur le plan du commerce international on fait du libre échange un « dogme universel » alors qu’il s’agit d’une politique meurtrière aussi bien pour nous dans la destruction de pans entiers de notre industrie, que pour les pays qui sont obligés pour payer leurs dettes d’appauvrir leurs populations.
Ce que nous appelons « libre échange » et « libéralisme » ne le sont que dans les mots : il s’agirait plutôt d’une politique, soutenue par les pays occidentaux via l’Organisation Mondiale du Commerce, prônant « le protectionnisme pour nous, le libre-échange pour vous » . Par exemple : alors que la moyenne des droits de douanes fixés par les pays industrialisés pour les articles manufacturiers en provenance du Sud est quatre fois plus élevée que pour les mêmes articles émanant du Nord et alors que les pays industrialisés protègent et subventionnent leur agriculture, les pays du Sud se voient refuser de telles mesures. Au point que la principale demande (rejetée) des pays du Sud lors de la dernière réunion de l’OMC à Cancun en septembre portait sur la suppression des subventions sur les produits agricoles des pays occidentaux.
Rappelons également que les crédits alloués depuis 30 ans aux pays pauvres (environ 2500 milliards de dollars) l’ont été en grande partie en monnaie créée « ex nihilo » par le système bancaire, mais que les intérêts de la dette ainsi créée se doivent d’être remboursés en matières premières ou par la vente de leur production en « biens réels », comme le coton par exemple, alors que le transfert en productions vivrières locales permettraient à leurs populations de simplement vivre.
Si vous me permettez quelques chiffres : en Haïti, un producteur dans la plaine de l’Artibonite produit du riz en repiquant à la main. Il repique 0,5 hectares par actif. Il ne peut pas en repiquer plus à la main. Les rendements, s’il ne met pas d’engrais, sont d’une tonne à l’hectare. Cela veut dire que un Haïtien produit 500 kilos de riz par actif et par an. Aux Etats-Unis, juste à côté, en Floride, un agriculteur maîtrise 100 hectares ; il peut avoir 5 tonnes à l’hectare, ce qui fait 500 tonnes de riz par actif et par an. Le rapport est de 1 à 1 000 ! Et pour que le paysan haïtien puisse vendre son riz et vivre un petit peu, il est obligé d’accepter le même prix que le riz en provenance des Etats-Unis : il est obligé d’accepter une rémunération donc 1 000 fois moindre que celle de son concurrent ! Et on peut faire la même analyse concernant le paysan thaïlandais, ou le paysan andin qui a bien du mal à vendre son blé à Lima
Il ne reste aucune alternative à ces petits paysans qui ne peuvent pas être compétitifs ! Prôner le libre-échange, c’est dire à des pays du Tiers-Monde comme le font les apôtres du libre échange : acceptez l’importation de nos produits, librement, et spécialisez-vous selon les « avantages comparatifs ». Et quand leur seul avantage comparatif c’est d’aller vendre leur force de travail chez nous on leur dit « pas de çà » , et quand les paysans péruviens migrent vers la forêt amazonienne pour planter la coca dans l’écosystème amazonien qui présente de très réels avantages comparatifs ou de ceux du nord de la Thaïlande qui produiront de l’opium : on dit « pas de çà non plus ».
Toutes ces mesures vont bien au-delà de ce que préconisaient les pères du libéralisme économique, et Adam Smith en particulier, qui, moins dogmatiques et moins doctrinaires que nos technocrates d’aujourd’hui, recommandaient des protections douanières vis-à-vis des pays dont les règles du jeu n’étaient pas les mêmes que les nôtres.
La force de l’ultra-libéralisme a été d’être propagé et même imposé par les nations dominantes les plus puissantes pour justifier et moraliser leur suprématie. Ce credo libre-échangiste repose d’ailleurs sur une base scientifique quasiment nulle. Il s’appuie sur :
une contre-vérité : le règne d’une concurrence pure et parfaite,
une erreur technique majeure : la monnaie n’est pas un simple voile, élément neutre de la théorie de l’équilibre général (loi de l’offre et de la demande),
une situation historique périmée : la théorie de Ricardo sur les « avantages comparatifs » supposait la non-circulation du capital entre les pays
nombre de postulats infirmés par la réalité (« le libre échange permet de créer des emplois ! »).
Dans ce système imposé, alors que tous les biens nécessaires peuvent être produits, plus de 30 millions de pauvres en Europe n’y ont pas accès. La cause principale en est la règle de création monétaire qui gère nos économies et, comme l’a si bien démontré l’économiste allemande Margrit Kennedy [3], le poids des intérêts cumulés qui amputent en moyenne le pouvoir d’achat de 40 %... Mais ceci est une autre histoire qui nécessiterait un autre développement.
Cette « évolution » ultra-libérale n’est pas inéluctable. Dans un concept d’abondance, l’activité de l’homme doit être tournée vers le développement de l’être et non la production, et il faudra bien, d’abord dans nos sociétés puis dans le reste du monde au fur et à mesure de la mécanisation, dissocier le pouvoir d’achat du travail.
André-Jacques Holbecq.
Economiste, auteur de « Un regard citoyen sur l’économie » aux Editions Yves Michel. ISBN :2 913492 11 8
Site internet de recherche : L’écosociétalisme.
Notes
[1] Dans nos sociétés, depuis le début de la période 1980, ce ne sont plus les capacités de production (en « biens réels ») qui font défaut - en effet, car on trouve tout dans les magasins, en abondance - mais les moyens de paiement qui eux sont « symboliques ». Il n’en était pas de même avant 1960 pour ceux qui s’en souviennent.
[2] Le débat n’est pas ici sur les « risques liés à l’abondance ». Les problèmes des conséquences écologiques induits par une surabondance (et donc une sur-consommation) sont en eux même certainement les plus graves auxquels notre civilisation va avoir à faire face lorsque quelques milliards d’habitants supplémentaires accèderont à la société de "sur-consommation".
[3] Libérer l’argent de l’inflation, Ed Vivez Soleil, 1996.