Ils disent que je suis cinglé, que je n’ai pas confiance en moi, que je dois me reprendre en main, me reconstruire.
Me reconstruire ou me construire à leur image ?
Mon moi, à la longue, il s’effiloche, s’amenuise, se réduit à peau de chagrin.
Tout l’attaque en permanence.
Depuis ma naissance, je grandis péniblement autour de joies et de peines, en famille puis à l’école, au jardin puis dans la cour, dans ma chambre puis dans d’autres chambres. Que de chemin parcouru ! Que de valeurs acquises au forceps pour bétonner, au jour le jour, le socle de ma personnalité.
Peu à peu, tout cela vole en éclats.
J’étais un fonctionnaire statutaire pénard, assuré de garder mon emploi jusqu’à la pension puis de bénéficier d’une pension décente. Mais voici que le vent de flexibilité qui envahit la société depuis quelques années a frappé également à ma porte. Je dois maintenant prouver jour après jour que je suis la bonne personne à la bonne place. Plus de passage à vide autorisé. Plus de moindre productivité passagère. Je suis espionné en permanence : par la hiérarchie, par des machines et même par mes collègues. On guette mes moments de faiblesse pour me sanctionner. Cette mise en condition perpétuelle de moi, quelle fatigue ! Quelle peur de rater ! Quelle déstabilisation ! Me voilà toujours sur le qui vive, prêt à donner les coups avant d’en recevoir !
J’étais un père de famille heureux, choyé par sa progéniture, confiant dans l’avenir de ses enfants, prêt à tout sacrifier pour leur plus grand bonheur dans ce monde prometteur. Mais voici que les filières de formation se tarissent peu à peu, que les métiers s’assèchent et les emplois se perdent, que le chômage enfle et la précarité boursoufle et puis cloque comme une claque. Quelle incertitude ! Va-t-il falloir que je me prostitue pour eux ?
J’étais un piéton à la démarche nonchalante, respectueux des autres. Mais voici qu’au détour d’un chemin, ma candeur vole en éclats, brisée par la rencontre fortuite de maîtres de trottoirs, de patrons d’abribus qui ont investi la rue comme dernier espace de pouvoir, du pouvoir qui leur reste de violenter d’autres vies, la vie de petites vieilles ou d’autres personnes comme moi qui par hasard croisent leur regard. Quelle insécurité ! Faudra-t-il que j’apprenne les arts martiaux !
J’étais un consommateur avisé, respectueux de l’environnement. Mais voici que la grippe aviaire chasse la peste porcine et le préon, la dioxine. Quel gâchis ! Il est grand temps de refaire un potager !
J’étais en train de dormir.
Elle m’a quitté.
Avec les enfants !
Je me suis réveillé en sursaut !
La télévision était allumée. On diffusait un film de guerre. Un cortège d’hémoglobine. Pas rassurant ! A vous vider le cerveau !
Mon moi, à la longue, il s’effiloche, s’amenuise, se réduit à peau de chagrin.
De quel moi veut-on parler au juste ?
Je n’ai plus de moi.
Je suis une auberge espagnole envahie par une bande de vilains garnements qui apportent leurs victuailles pour y festoyer gaiement après avoir tout saccagé !
Le monde serait-il tombé aux mains de chenapans qui jouent aux billes dans mon cerveau ?