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Le problème de " l’acceptabilité " du risque nucléaire |
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Les déchets nucléaires ont récemment fait irruption dans le dossier de l’énergie nucléaire d’où ils avaient été soigneusement exclus. Le recyclage des déchets dans le domaine public soulève le problème des normes d’acceptabilité. On trouve le même problème tout au long du cycle de l’énergie nucléaire : normes de radioprotection des travailleurs et du public, normes de rejet des effluents radioactifs des centrales, limites d’intervention (évacuation, confinement) et de contamination radioactive des aliments en cas d’accident grave, contamination des sols acceptable pour l’agriculture et l’habitat dans les gestions post-accidentelles...
Dans tous les cas le problème fondamental est le même : il s’agit d’établir des normes d’acceptabilité c’est-à-dire de fixer des limites en dessous desquelles les situations sont déclarées acceptables. S’il faut limiter les niveaux de radioactivité c’est parce que le rayonnement n’est pas inoffensif. Dans tous les cas que nous avons envisagés précédemment il s’agit de niveaux de rayonnement relativement bas mais qui vont affecter un très grand nombre de personnes d’une façon chronique durant toute leur vie. Quant aux générations futures elles pourront être marquées par la radioactivité "acceptée" bien avant leur venue au monde. Les effets biologiques de ces faibles doses de rayonnement sont essentiellement des effets différés : effets cancérigènes, effets génétiques. Le rayonnement peut aussi perturber le développement des foetus et conduire à des retards moteurs et mentaux chez les enfants qui naîtront.
Nous traiterons surtout ici des effets cancérigènes du rayonnement non pas parce que les effets génétiques sont négligeables mais parce qu’en ce domaine les données sont mal connues. Il est bien évident que ce pourrait être la composante majeure du détriment causé par le rayonnement, celui-ci affectant le patrimoine génétique des générations à venir.
La notion de seuil et la démocratie
Dès que furent constatés les effets néfastes sur la santé causés par le rayonnement, la notion de seuil fut adoptée. Les fortes doses étaient dangereuses mais on a supposé qu’il existait un seuil de dose en dessous duquel il n’y avait aucun danger
Si l’on admet l’existence d’un seuil, il suffit, pour assurer la sécurité des gens (travailleurs et population), de prendre les mesures adéquates pour que personne n’atteigne ce seuil. Il s’agit là d’un problème purement technique qui relève de la compétence des experts. Le débat démocratique sur l’énergie nucléaire n’a pas de raison d’être puisque le risque est inexistant.
Par contre, s’il n’y a pas de seuil, toute dose de rayonnement aussi faible soit-elle comporte un danger, un risque supplémentaire pour l’individu. Comment fixer des normes, des limites acceptables alors qu’il n’existe pas de limite de dose en dessous de laquelle le risque est nul ? C’est le corps social dans son ensemble qui devrait fixer les limites qu’il juge acceptables : le débat démocratique devrait être nécessaire pour établir si le nombre de morts par cancer correspondant à la limite de dose choisie est acceptable. Les effets génétiques sur les générations futures compliquent le problème. Qui parlera en leur nom pour déterminer le nombre de maladies génétiques qu’elles devront subir ? A-t-on le droit de prendre des décisions qui engagent les générations à venir ?
Le problème du seuil est donc la question clé de tout le dossier nucléaire
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si la controverse qui a lieu parmi les experts depuis une quinzaine d’années se ramène finalement à ce problème de seuil d’une façon explicite ou détournée. On voit bien que dans cette polémique l’enjeu est tel que le débat ne peut avoir la courtoisie d’une discussion académique.
Pour de fortes irradiations on observe divers signes cliniques (brûlures, problèmes sanguins etc.). Pour ces effets, que les experts nomment effets déterministes ou non stochastiques, il existe bien des seuils d’apparition qui dépendent peu des individus. Par contre, aux faibles doses, aucun signe clinique particulier n’est observé chez la personne irradiée. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour conclure à l’absence totale d’effet sur la santé en particulier cancérigène et génétique. En fait, pour les faibles doses, les effets sont dits non déterministes ou stochastiques car ils n’apparaissent pas d’une façon systématique chez les individus irradiés mais au hasard. Dans un groupe de personnes irradiées à des doses faibles certaines développeront plus tard un cancer, d’autres pas. L’approche des effets cancérigènes du rayonnement ne pouvait se faire suivant la pratique médicale courante. Elle nécessitait des études épidémiologiques effectuées sur un nombre important de personnes suivies pendant des temps longs.
De nombreux responsables du corps médical ont tendance à considérer les seuils d’apparition des effets aigus des fortes doses comme des seuils en dessous desquels il n’y a strictement aucune action du rayonnement sur la santé.
Depuis longtemps on pouvait cependant trouver dans les publications scientifiques les résultats d’études épidémiologiques manifestement en désaccord avec l’existence d’un seuil dans le domaine des faibles doses de rayonnement (par exemple l’étude dite d’Oxford mettant en évidence irradiation in utero et cancer des enfants) mais les experts en radioprotection n’en tinrent aucun compte. Pourtant aucun modèle théorique n’étayait l’hypothèse de l’existence d’un seuil.
Quelle est la situation réelle ? : l’hypothèse du seuil est rejetée
En février 1990, pour la première fois dans un texte officiel de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) il est affirmé de façon explicite l’absence d’un seuil. Cela n’empêche pas les experts de continuer à utiliser la notion de seuil tant dans leurs relations médiatiques avec la population que dans leur pratique. Ils considèrent qu’en dessous de certains niveaux de rayonnement le danger est suffisamment faible, négligeable, pour qu’on puisse le considérer comme naturellement acceptable par tous. Il leur faut à tout prix éviter de tomber dans la logique de la nécessité d’un débat démocratique dans l’ensemble du corps social pour déterminer les niveaux de risque acceptables.
Voici quelques extraits des dernières recommandations adoptées en novembre 1990 par la CIPR (publication CIPR 60) :
"On doit supposer que même de petites doses de rayonnement peuvent produire des effets nocifs sur la santé. Puisqu’il y a des seuils pour les effets déterministes il est possible de les éviter en limitant les doses reçues par les individus. Par contre les effets stochastiques, cancers et effets génétiques ne peuvent être complètement évités car pour eux on ne peut invoquer l’existence d’un seuil". (article 100)
"Les mécanismes de défense ne sont probablement pas totalement efficaces même aux faibles doses, aussi, il est improbable qu’ils engendrent un seuil dans la relation dose/réponse". (article 62)
L’établissement des normes
La CIPR a renoncé dans ses dernières recommandations à définir les normes de radioprotection uniquement à partir de critères scientifiques objectifs.
"Le but premier de la protection radiologique est de fournir un modèle approprié de protection des hommes sans limiter indûment les pratiques bénéfiques qui peuvent conduire à des irradiations. Ce but ne peut être atteint sur la base des seuls concepts scientifiques" (article 15)
"Les fondements de la radioprotection doivent obligatoirement inclure des jugements sociaux" (article 100)
"Dans la pratique, plusieurs idées fausses sont apparues dans la définition et la fonction des limites de dose. En premier lieu, la limite de dose est largement mais d’une façon erronée, considérée comme la ligne de démarcation entre l’inoffensif et le dangereux" (article 124)
Enfin la Commission évoque l’effet du rayonnement naturel :
"La composante de l’irradiation du public due aux sources naturelles est de loin la plus élevée (NdT : en dehors des irradiations en cas d’accidents graves), mais cela ne fournit aucune justification pour réduire l’attention que l’on doit porter aux irradiations plus faibles mais plus facilement maîtrisables, dues aux sources artificielles" (article 140)
Ainsi on peut résumer ces conceptions de la CIPR :
1) Il n’y a pas de seuil pour les effets cancérigènes et les effets génétiques : toute dose de rayonnement aussi faible soit-elle comporte un risque.
2) L’établissement de normes implique obligatoirement des critères sociaux (économiques).
3) Le maintien des irradiations au-dessous des limites acceptables n’implique pas que les individus soient complètement protégés.
On peut logiquement en déduire :
1) Puisque ce sont des critères sociaux qui sont à la base de tout système de protection radiologique, c’est à la société de décider les niveaux d’acceptabilité
2) La fixation de limites de dose déclarées acceptables, quel que soit le domaine d’application, implique de considérer comme "acceptable" un certain nombre de morts dans le groupe d’individus concerné par ces limites.
3) En démocratie on ne voit pas qui, en dehors de ceux qui sont susceptibles de subir les risques, pourrait se déclarer investi du droit de fixer ce nombre de morts. Une question est souvent posée dans des situations particulières : "Est-ce que c’est dangereux ?". On attend une réponse, oui ou non. Si il y a un seuil la réponse est simple : en dessous du seuil c’est non, au-dessus c’est oui. Répondre à une telle question par un non, ce que font généralement les autorités "responsables" implique logiquement l’existence d’un seuil. S’il n’y a pas de seuil, il n’est pas possible de répondre simplement. Il faut d’abord préciser à partir de combien de morts considère-t-on une situation comme dangereuse. Cette précision ne peut venir bien évidemment que des individus concernés.
4) L’usage que les décideurs font des normes (qu’ils soient scientifiques, politiques ou autres) et qu’ils décrètent sans explication, est parfaitement erroné. Les normes qu’ils déclarent acceptables sont plus destinées à protéger certaines pratiques économiques et industrielles, voire médicales, qu’à protéger la santé des populations.
5) Enfin le rayonnement naturel ne peut être utilisé comme référence d’innocuité pour les niveaux de rayonnement que l’on veut imposer aux populations.
L’importance des effets cancérigènes du rayonnement
Là aussi la polémique a été vive parmi les spécialistes depuis de nombreuses années. On peut noter que les responsables de la radioprotection ont été obligés, au cours des ans, de réviser à la hausse leur estimation de l’importance du risque cancérigène et cela malgré leur répugnance à le faire. A titre d’indication signalons que la CIPR a, en 1990, multiplié par 4 son estimation du risque cancérigène du rayonnement établi antérieurement (en 1977). Si la CIPR n’a pu éviter cette réévaluation à la hausse c’est que les études épidémiologiques, même celles reconnues comme officiellement valables pour estimer le risque, montrent d’une façon de plus en plus évidente que l’effet cancérigène est beaucoup plus important que ce qui était admis par les autorités.
Les experts de la CIPR ont tenté de limiter le préjudice que subirait l’industrie nucléaire s’il était reconnu que le rayonnement a des effets cancérigènes très importants. Pour cela ils ont abaissé les facteurs de risque cancérigène déduits des études épidémiologiques en les affectant de coefficients de réduction qui relèvent d’hypothèses non fondées sur des observations épidémiologiques. Pourtant, malgré ces manipulations ils n’ont pu éviter ce réajustement à la hausse de l’effet cancérigène du rayonnement.
L’évolution des limites recommandées comme "acceptables" par la CIPR donne une indication sur la façon dont ses experts considéraient les dangers du rayonnement. On peut prévoir que de nouvelles révisions à la baisse seront faites pour ces limites mais cela ne se fera que très lentement car les conséquences économiques en seraient particulièrement graves pour les industries nucléaires.
En conclusion
L’établissement des limites pour la radioprotection des travailleurs et de la population n’est pas uniquement du domaine de la science, il est un problème de société. C’est aux populations et aux travailleurs qui devront subir les détriments de la radioactivité de dire ce qu’ils sont prêts à accepter comme risque pour eux et leurs descendants.
EFFETS CANCÉRIGÈNES À LONG TERME
Si 1 million de personnes reçoivent 1 rem (10 millisievert), quel sera le nombre de cancers mortels radioinduits ? La réponse dépend de l’institution qui effectue l’estimation.
CIPR-26 (1977) : 125
UNSCEAR (1977) : 75 à 175
BEIR III (l 980) : 158 à 501
MSK (1980) : 6000
RERF (1987) : 1740
BEIR V (1990) : 800
CIPR-60 (1990) : 500
NRPB ( 1992) : 1000
ÉVOLUTION DES NORMES DE RADIOPROTECTION DE LA CIPR
Pour les travailleurs :
De 1934 à 1950 : 46 rem/an
1950 : 15 rem/an
1956 : 5 rem/an
1990 : 2 rem/an (20 mSv/an)
Pour la population
1959 : 0,5 rem/an (5 mSv/an)
1985 : 0,1 rem/an (1 mSv/an)
CIPR : Commission Internationale de Protection Radiologique
UNSCEAR : Comité scientifique des Nations Unies pour les effets des rayonnements atomiques.
BEIR : Comité de l’Académie des Sciences des Etats-Unis pour l’étude des effets biologiques du rayonnement ionisant.
RERF : Fondation américano-japonaise pour l’étude du suivi des survivants japonais des bombes atomiques. (La valeur indiquée correspond aux résultats bruts, avant l’utilisation des coefficients de réduction).
MSK : Mancuso, Stewart et Kneale. Equipe de chercheurs ayant étudié la mortalité par cancers parmi les travailleurs de l’usine nucléaire américaine de Hanford. (La valeur indiquée a été calculée à partir de la dose de doublement MSK, Gazette n·90/9 1).
NRPB : National Radiological Protection Board (Agence Nationale de Protection Radiologique du Royaume Uni). D’après le suivi de mortalité effectué sur les travailleurs de l’industrie nucléaire du Royaume Uni.
Roger Belbéoch, Gazette Nucléaire n°127/128
www.infonucleaire.net
infonucleaire
Création de l'article : 29 mars 2005
Dernière mise à jour : 21 mars 2005
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