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Témoignage de Vladimir Starovoitov sur Tchernobyl contre le négationnisme de l’AIEA |
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Contre le négationnisme de l’AIEA, car pour Mohamed ElBaradei, directeur général de l’AIEA, "la pauvreté et les problèmes de santé mentale constituent, pour les populations concernées (par Tchernobyl), une menace plus grande que les radiations", selon le texte d’une allocution lue en son absence aux délégués de l’AIEA à Vienne en septembre 2005. Alors que le bilan provisoire de la catastrophe de Tchernobyl 19 ans après, c’est déjà pour les "liquidateurs" plus de 25 000 morts et plus de 200 000 invalides, et pour les populations exposées à la contamination un bilan qui sera selon les estimations de 14 000 à plus de 560 000 morts par cancers, plus autant de cancers non-mortels.
Vladimir Starovoitov, 31 ans, maçon, habitant de Bourakova, village proche de Pripyat témoigne :
(Cette rencontre a eu lieu le 26 avril 1990 dans l’Unité d’Isolation n°2 du Département des pathologies liées au rayonnement de Kiev.)
La nuit était chaude, c’était la veille des vacances et quelques-uns d’entre nous voulaient aller pêcher dans le bassin, le bassin de refroidissement de la centrale de Tchernobyl. Nous pêchions toujours là, car l’eau y était chaude toute l’année et la pêche toujours abondante.
J’étais près du bloc 4, à environ 500 mètres, quand j’ai soudain entendu un fort claquement. Puis survint quelque chose qui ressemblait au bruit d’une explosion. J’ai pensé qu’il s’agissait des soupapes de vapeur de la centrale que l’on entendait de temps en temps. Puis en quelques secondes un éclair bleu fut suivi d’une énorme explosion. Alors que je me tournais vers le bloc, je constatais qu’il ne restait plus que deux murs. Le toit ainsi que les deux autres murs avaient été détruits. La structure était en ruine, de l’eau se répandait, le bitume brûlait sur le toit du bloc 3. Une ou deux minutes plus tard, il a commencé à pleuvoir. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une pluie normale, mais après avoir pénétré dans un bâtiment proche, j’ai remarqué dans une glace que mon visage était recouvert de suie. C’est alors que j’ai réalisé que j’avais été sous une pluie radioactive.
Les sirènes d’alarme n’étaient pas actionnées.
J’ai retiré mes vêtements et je me suis lavé. Environ vingt minutes plus tard, je me suis senti très mal. A ce moment-là, les pompes à incendie étaient déjà sur place et je voyais les pompiers sur les toits. J’ai téléphoné aux gens du poste de contrôle et je leur ai dit que je ne me sentais pas bien ; sur quoi j’ai entendu : « Vous êtes dans la zone de retombées radioactives, sauvez-vous vite ! » Je leur ai répondu que je ne pouvais plus bouger, que mes jambes ne pouvaient plus me porter. Puis, je me suis trouvé mal.
Je suis parvenu par mes propres moyens au centre médical n°126 de Pripyat. Je vomissais sans arrêt. Ma température atteignait 40°C. On me mit sous perfusion et on utilisa 5 poches de sérum. Je me suis senti bien mieux ensuite. Puis on a commencé à amener les garçons qui avaient été de garde cette nuit-là, ainsi que les pompiers. On aurait dit qu’une guerre venait de commencer.
Le premier groupe de garçons de la centrale fut envoyé par avion à Moscou le 26 avril à 21 heures. J’ai été évacué avec le deuxième groupe qu’on dirigea par car le lendemain 27 avril, à midi, vers l’aéroport Borispol de Kiev. Et de là nous avons été envoyés à Moscou, par vol spécial, à la clinique n°6.
Nous étions deux ou trois par chambre. Au début nous n’étions pas trop mal et nous nous rendions visite les uns les autres. Puis vint la crise.
A partir du 9 mai les gars ont commencé à mourir. C’était horrible. C’est alors qu’on nous a mis dans des chambres individuelles et qu’on nous a dit de ne pas nous promener. De toute façon on n’en avait pas envie.
On était terriblement faible. Nos cheveux commençaient déjà à tomber. De terribles maux internes se déclaraient. Je ne souhaitais qu’une seule chose : que cela finisse.
D’abord c’est un premier pompier qui est mort. Puis quelques gars de la centrale.
On ne nous disait pas qui était mort. Mais nous étions bien informés par les soldats de garde dans l’hôpital car c’était un hôpital réservé appartenant au Ministère de la Construction Mécanique (MinSredMash : Ministersrvo Srednego Mashinostroyeniya) et les soldats étaient là pour décontaminer les couloirs et les chambres. Ils nous dirent que lorsque nous avions été transportés là, nous étions « sales » et irradiant (1).
Les soldats nous ont dit plus tard qu’ils avaient vu dans cet hôpital des diapositives de marins brûlés dans des sous-marins atomiques et de travailleurs de centrales nucléaires où avaient eu lieu auparavant des explosions. Ces gars qui avaient reçu des doses de 10 à 17 Gy (1 gray = 100 rad) étaient tous morts par la suite. Comme nous, chacun d’entre eux attendait son tour... Je suis resté à l’hôpital jusqu’au 15 septembre 1986.
Personne ne m’a dit quelle dose j’avais absorbée. En insistant, à Moscou, on finit par me dire de manière strictement confidentielle que j’avais reçu 3,8 Gy. Plus tard, à Kiev, où j’ai été examiné par une commission médicale, j’ai aperçu par hasard le chiffre de 5,4 Gy. Par la suite, j’ai pénétré subrepticement de nuit dans le bureau des internes et j’y ai trouvé mon dossier médical contenant les résultats de mon analyse chromosomique ; j’y ai découvert enfin ma dose véritable : 6,8 Gy. On m’a dit que c’était la dose létale (mortelle)... Je veux vivre... Je suis encore très jeune.
Je suis maintenant handicapé au stade 3. Je suis sans cesse malade. En 1988, j’ai subi une intervention chirurgicale aux jambes [probablement une greffe de peau. - Note de l’ACNM], mais les brûlures et les ulcères aux jambes ne me laissent pas tranquille. On dirait que mes muscles sont pris dans un étau ; les os me font mal et craquent. Quand le temps change, j’éprouve des douleurs atroces dans tout mon corps. Je suis en train de perdre la vue.
Je vais à l’hôpital cinq ou six fois par an. Je suis très affaibli. Je sais que les médecins font de leur mieux mais ils ne possèdent pas les médicaments adéquats. Ce sont des gens fantastiques.
J’ai entendu dire qu’il existait en Occident des traitements et des équipements spéciaux. On nous les a proposés, mais notre gouvernement a refusé. Nous avons tous besoin d’aide : médicale, sociale, financière. Les garçons avec qui j’étais à l’hôpital ont de maigres pensions qui ne suffisent pas à faire vivre leurs familles.
Pendant les premiers jours du désastre, on en avait fait des héros. Ils avaient éteint l’incendie, ils étaient montés sur les toits où les débits de dose étaient de 1 000 Roentgens par heure (1 000 R/h), ils avaient participé à la construction du sarcophage, ils étaient les sauveurs du pays. Aujourd’hui plus personne ne se soucie d’eux. Ils sont malades et meurent.
Le personnel de Tchernobyl a fait une liste des gars qui sont morts. Il y en a plus de 100. Et tous ceux qui sont allés dans la Zone Spéciale (10 km autour de la centrale) - des milliers - en 1986-87 sont probablement aujourd’hui morts. Sans compter ceux, nombreux, qui aujourd’hui vivent handicapés, comme moi.
Prenons le village Bourakova qui est dans la Zone de 10 km. Il n’a été évacué que le 4 mai, d’abord vers Toltyi Les (où les radiations atteignaient 10 à 20 roentgens par heure), puis vers la région de Makarovskii. Tous ses habitants - adultes et enfants - sont aujourd’hui malades.
Je vis avec ma mère, née en 1923, et elle aussi est très malade. Nous avons un petit potager qui nous permet de nous nourrir. J’ai un frère et deux soeurs. Au moment de l’accident mon frère était dans l’armée. Ma soeur, née en 1957, participait aux travaux de construction, près de la centrale de Tchernobyl, la nuit de l’accident. Ils travaillaient sur le site de construction de la phase 3 (construction des réacteurs 5 et 6). Personne ne les a avertis de l’accident, et ils ont terminé leur quart de nuit sans savoir ce qui était arrivé. A l’heure actuelle elle vit dans la région de Volodarskii.
Elle souffre du foie et de la vésicule biliaire, elle est malade du coeur et a des maux de tête. Ses deux filles (l’une est née avant l’accident et l’autre après) sont très malades. Ma soeur m’a demandé de lui procurer des médicaments, mais il n’y en a nulle part, sauf au marché noir, et les prix pratiqués sont bien au-dessus de ce que me permet ma pension.
Ma soeur aînée vivait aussi dans la Zone Spéciale au village de Tchistogolovka. Ils ont aussi été évacués après, le 4 mai 1986. Sa plus jeune fille, qui avait deux ans au moment de l’accident, est restée jouer des journées entières dans le bac à sable du jardin. Son fils âgé de 10 ans est allé comme d’habitude à l’école à Pripyat le 26 avril. Personne ne les a avertis de l’accident ou du danger. Ce n’est que plus tard, dans la journée, lorsque les chars et les soldats portant des respirateurs sont arrivés à Pripyat, que les gens ont découvert que le réacteur brûlait. Les enfants et les adultes de cette école ont couru vers le pont pour voir l’incendie - ils étaient à un kilomètre seulement du réacteur 4. Aujourd’hui, ma nièce et mon neveu sont tous deux malades : ils ont de l’eczéma aux mains et aux jambes, ils souffrent du foie et de troubles de l’estomac, ils sont anémiques et ont des maux de tête.
Depuis l’accident, ils n’ont pas subi d’examen médical global. Il n’y a pas eu de traitement à base d’iode les 26 ou 27 avril. Plus tard, à Kiev on leur a fait une analyse de sang mais on ne leur a pas donné les résultats. Ma soeur passe tout son temps à chercher des médicaments pour eux.
L’un de mes amis, Yanov, qui était de service au poste de contrôle près de la centrale le 26 et 27 avril 1986, est soigné à la section n°l de l’hôpital. Il a participé à l’évacuation de Pripyat et était responsable de tous les cars utilisés lors de l’évacuation. Là, il a été pas mal exposé aux rayonnements. L’équipe de contrôle de la radioactivité a déclaré par la suite que les niveaux de rayonnement étaient de 200 à 400 roentgens par heure. Il a eu une maladie des rayons stade 1. Ses deux filles sont nées après l’accident et toutes deux sont malades ; ils dépensent tout leur argent en médicaments.
L’académicien Iline proclame - et les journaux aussi - qu’il n’y a pas un seul malade à cause des radiations parmi les civils. Mais pourquoi y a-t-il tant de gens dans mon cas ? Pourquoi est-il si difficile d’obtenir un traitement dans les hôpitaux ?
Je fais partie des 300 premières personnes dont le diagnostic initial reconnaissait la maladie des rayons et je suis donc dans une meilleure situation que ceux qui n’ont pu obtenir un tel diagnostic. Mme Gouskova(2) est venue à plusieurs reprises de Moscou. Elle est venue en même temps que la commission qui a rejeté le diagnostic de maladie des rayons qui avait été établi auparavant. Il en résulte que les garçons ne peuvent pas avoir de traitement adéquat à l’hôpital. Récemment, j’ai entendu dire qu’on allait fermer le département des pathologies liées au rayonnement de Kiev. Mais si cela arrive, qu’adviendra-t-il de nous ?
Propos rapportés par Vladimir Tchernoussenko
dans son livre Insight from the Inside,
Springer Verlag 1991.
Traduction de l’anglais par l’ACNM (Association Contre le Nucléaire et son Monde).
1) Dans leur livre Les jeux de l’atome et du hasard, Jean-Pierre Pharabod et Jean-Paul Schapira rapportent que « le corps (de ces irradiés) était devenu une source permanente de rayonnements, mettant en danger ceux qui les approchent pour les soigner : deux médecins ainsi irradiés devront être hospitalisés, l’un d’entre eux succombera à son tour. » (témoignage du professeur américain Michael McCally in Bulletin of Atomic Scientists, 43, 10, août/septembre 1986) (Note de l’ACNM)
2) Gouskova est médecin chef à la clinique n°6 de Moscou. Il s’agit du pitoyable équivalent russe des professeurs Tubiana et Latarget en France. Ayant acquis « de longue date une expérience dans le traitement des irradiés » (selon Tchernoussenko), elle a probablement déjà sévi en tant qu’expert lors du désastre de Kychtym. Ce médecin s’est distingué, en compagnie de l’américain Robert P. Gale à Tchernobyl en effectuant des greffes de moelle sur quelques cobayes irradiés. Sur 13 personnes, deux ont semble-t-il survécu malgré l’opération. Ces deux médecins ont ainsi conclu leurs expériences : « Il est difficile de savoir si l’échec du traitement est dû aux radiations, à la greffe ou aux deux » (cité dans « Tchernobyl, noire transcendance », L’Intranquille p232). Le professeur Michel Boiron, chef du service d’hématologie de l’hôpital Saint-Louis à Paris, tirant les conclusions d’un échec aussi prévisible et soucieux sans doute de réussir les prochaines greffes sur les futurs irradiés français, s’est empressé de proposer une mesure « en théorie, relevant du plus parfait bon sens », selon Le Monde du 3 juin 1986 : prélever préventivement de la moelle chez les travailleurs des centrales nucléaires (ce qui nécessite une anesthésie générale). « Car, [c’est] lorsque la greffe est faite avec de la moelle prélevée avant l’accident, sur la personne même du futur greffé, que le pronostic [de survie] est de loin le meilleur. » Il fallait y penser. Mais pour mettre en oeuvre une telle mesure, la médecine moderne devra sans doute pratiquer sur les « bio-robots » travaillant dans les centrales nucléaires une opération ultime : la lobotomie. Étranges médecins... (Note de l’ACNM)
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Création de l'article : 21 octobre 2005
Dernière mise à jour : 19 octobre 2005
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