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Intermittents : Les esclaves du nucléaire |
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Il y a pire que la complicité : la volonté délibérée, pour une entreprise publique, de s’affranchir des règles sanitaires protégeant les individus.
Dans les centrales EDF, mais également dans les usines de la Cogema et certains sites du CEA, le recours aux sociétés sous-traitantes est ainsi devenue la règle. Ces « intermittents du nucléaire » ont remplacé au fil des années les personnels statutaires pour les opérations de maintenance des installations. Dans les centrales, ils interviennent surtout durant les « arrêts de tranche », lorsque les réacteurs sont stoppés temporairement pour permettre des réparations ou le rechargement en combustible. Ces activités sont à la fois « saisonnières » et réparties sur l’ensemble du parc nucléaire. Il est intéressant de comprendre les raisons, avouées ou cachées, de cette évolution.
Ces vingt-neuf mille intermittents - vingt-deux mille rien que pour EDF - travaillent soit en contrat à durée déterminée (CDD), soit en mission d’intérim, soit en contrat à durée de fin de chantier (CDIC). EDF peut être l’employeur direct, comme peuvent l’être des entreprises prestataires, au nombre de mille environ. Celles-ci recourent souvent elles-mêmes aux CDD ou à l’intérim. Il arrive que ces galériens se baladent dans la France entière, au gré des commandes de leurs entreprises. Sur France 3, une spectaculaire « Marche du siècle » a été consacrée par Jean-Marie Cavada, à ces « nomades du nucléaire » en juin 1997.
Les innombrables incidents répertoriés par l’autorité de sûreté doivent beaucoup au recours excessif à ces prestataires extérieurs. Les agents d’EDF déplorent également cette cohabitation avec des travailleurs qui n’ont pas la même culture, et dont ils sont en outre chargés d’évaluer les performances. Au nom de la défense de l’emploi, les syndicats exigent des exploitants qu’ils renoncent aux travailleurs précaires, et réclament leur intégration au sein de l’entreprise. Ce qu’EDF s’est toujours refusé à envisager, pour des raisons économiques évidentes.
La « viande à rems »
Au début des années 90, le sort des intermittents n’émouvait encore pas grand monde. Au journal, j’avais [1] plusieurs fois reçu des appels téléphoniques ou des courriers de cadres d’EDF, qui souhaitaient tirer publiquement la sonnette d’alarme sur les conditions de plus en plus déplorables, à leurs yeux, dans lesquelles s’effectuait la maintenance des réacteurs. A l’automne 1991, je rencontrai deux de ces hommes : j’avais procédé à quelques vérifications, ils appartenaient bien à la maîtrise d’EDF. Un brin paranoïaques, ils avaient refusé de venir au siège du journal, craignant je ne savais quelle filature ou indiscrétion. Rendez-vous fut donc pris dans un bar.
S’ils étaient bien réels, les problèmes de sûreté des réacteurs dus à une maintenance anarchique m’apparurent alors trop compliqués. En revanche, je fus impressionnée par certains documents présentés par mes informateurs. Ils détenaient notamment une série de lettres de la Commission des communautés européennes adressée, le 24 mai 1991, au SCPRI et à EDF. La Commission s’étonnait : les doses de radioactivité reçues par les travailleurs français du nucléaire étaient différentes selon qu’elles étaient estimées par EDF ou par le SCPRI. Légèrement différentes ? Non : les chiffres allaient du simple au triple. Du moins pour les agents des entreprises extérieures, qui. effectuaient 80 % des travaux de maintenance dans les centrales.
Quiconque pénètre sur un site nucléaire accroche au revers de son vêtement un « film dosimétrique », qui témoigne de la quantité d’irradiation absorbée par l’individu. Ce dosimètre est obligatoire. Les films des agents d’EDF sont contrôlés par l’entreprise elle-même qui, chaque mois, les développe. Les films des agents sous-traitants sont pris en main par le SCPRI (aujourd’hui l’OPRI), ce qui n’empêche pas EDF d’effectuer par ailleurs ses propres mesures sur ces personnels.
Donc, la Commission européenne s’étonnait : le SCPRI avait déclaré, pour l’année 1987 et pour l’ensemble de l’industrie nucléaire française, une dose annuelle collective de 26 homme-sieverts [2] pour sept mille cinq cent quatre-vingt cinq travailleurs extérieurs ; sur la même période, EDF avait déclaré une dose collective de 67 homme-sieverts, pour une population « estimée » de vingt mille travailleurs sous-traitants. La différence est énorme, tant sur les doses que sur le nombre d’agents extérieurs. Cet écart, de presque 300 %, se renouvelle chaque année. La Commission exigeait des explications.
Mes informateurs me montrèrent la lettre adressée le 17 juin par le chef du département sécurité-radioprotection-environnement d’EDF à son supérieur hiérarchique : « La constatation d’écarts aussi importants pourrait laisser craindre de mauvaises surprises, avec, dans ce cas, un aspect médiatique à prendre en compte. » Il ajoutait : « Aujourd’hui, personne ne peut clairement analyser cet écart. »
Personne, vraiment ? Depuis deux ans au moins, EDF savait qu’il y avait un problème de dosimétrie dans les entreprises extérieures. Celles-ci connaissent la réglementation : les employés ne doivent pas dépasser une certaine dose d’irradiation annuelle (à cette époque, 50 millisieverts par an, soit 5 rems selon l’ancienne terminologie). Au-delà, le travailleur ne peut plus entrer en zone nucléaire. Les travailleurs eux-mêmes, qui ont peur de perdre leur travail, dissimulent parfois les doses reçues, en ôtant leur dosimètre avant de pénétrer « là où ça crache ». Parfaitement au courant de ces pratiques, EDF a lancé, en 1989, une étude rétrospective sur cinq ans des fichiers informatiques dosimétriques des centrales. Etude interne à EDF, par la force des choses, puisque le SCPRI garde jalousement le secret sur ses propres informations.
Ce jour-là, mes cadres d’EDF parlèrent de « primes à la dose » et de « radioactivité sous-estimée ». Quelques jours plus tard, ils vinrent enfin au journal, accompagnés cette fois d’un médecin du travail salarié d’EDF. Sous couvert d’anonymat, ils répondirent à une interview, dont voici quelques extraits :
« D’où EDF tire-t-elle ses informations sur la dosimétrie des agents extérieurs ?
En plus de son film réglementaire, chaque agent, EDF et extérieur, entrant en zone est muni d’un dosimètre électronique à affichage numérique. Cet appareil permet de connaître instantanément la dosimétrie qu’on appelle " opérationnelle ". Ainsi, chaque site nucléaire peut compiler chaque jour la dosimétrie de tous les agents. (...) Les premières constatations révèlent une situation inquiétante : les agents extérieurs soumis aux plus fortes doses sont les calorifugeurs et les chaudronniers, qui travaillent sur plusieurs réacteurs dans l’année. S’il est difficile de dresser un bilan précis, individu par individu, c’est qu’il y a probablement des fraudes lors de leur enregistrement dans les centrales. Par exemple, on a observé que les noms de ces agents, comme par hasard les plus exposés, n’ont pas la même orthographe selon les sites, ou encore le prénom est différent. Les ordinateurs s’y perdent. Des agents d’entreprises extérieures ont été surpris sans film : ils les laissent dans une cache pour travailler.
Pourquoi cette confusion organisée ?
Il arrive que l’agent lui-même soit négligent parce qu’il méconnaît les risques, ou bien parce qu’il a peur de ne pas être embauché, son emploi étant précaire. Mais ce sont surtout les entreprises sous-traitantes qui veulent " rentabiliser " leurs travailleurs au maximum, sans égard pour les doses.
Un point nous semble extrêmement grave : dans les stages organisés par EDF pour les entreprises extérieures, les agents ne sont jamais avertis des menaces qui pèsent sur leur espérance de vie lorsqu’ils prennent des doses. On leur laisse croire que, s’ils restent en dessous des normes, les effets sur la santé sont nuls. C’est faux : selon les experts de la Commission internationale de protection radiologique, pour une dose-vie de 50 rems (0,5 sievert), le risque supplémentaire de cancer mortel est de 2 %. Certains agents prennent plus de 50 rems.
EDF vient de décider la création de DOSINAT, un fichier informatique des agents extérieurs. Est-ce à dire que leur situation va s’améliorer ?
DOSINAT est conçu comme un outil de gestion interne. Il n’est pas prévu pour gérer des problèmes de santé. L’art d’un employeur comme EDF n’est pas de gérer la dose au plus bas, mais au contraire de l’optimiser, en fonction du temps de travail prévu par le contrat. Lorsque EDF fera appel à une entreprise extérieure, elle aura intérêt à savoir si les travailleurs sont vierges de dose, pour pouvoir leur mettre le maximum de radiations autorisé dans un laps de temps le plus court possible. Ce sera d’autant plus facile à organiser que la tendance actuelle, dans les entreprises extérieures, est d’organiser des " primes à la dose ", sous diverses formes. Par exemple, en garantissant aux ouvriers un nombre minimal de contrats. La précarité de l’emploi étant ce qu’elle est, c’est une bonne motivation. »
La publication de cet article eut un impact immédiat : le jour même, les ministres de l’Environnement et de l’Industrie demandaient des explications au chef du SCPRI. Drapé dans son arrogance habituelle, le professeur Pellerin refusa de se justifier. Mais à la Commission de Bruxelles, il venait de déclarer que le SCPRI ne pouvait comptabiliser « qu’une fraction des travailleurs », ceux que leurs employeurs déclarent.
Le président de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques chargea le député Claude Birraux, auteur d’un rapport sur la sûreté du parc nucléaire, d’approfondir cette question des travailleurs extérieurs. Celui-ci n’a jamais, depuis, cessé de s’intéresser à la question. Dans son dernier rapport annuel, paru en mars 1997, il narre avec une certaine lassitude les multiples enquêtes, analyses, études, rebondissements médiatiques et améliorations concrètes survenus depuis l’année 1991. « Notre pays, écrit Claude Birraux, se joue l’un de ces drames sociaux dont il est si coutumier. Une fois de plus, il prend le risque de se ridiculiser sur la scène européenne. »
Trois mois après la publication de ce dernier rapport, jean-Marie Cavada consacrait sa fameuse « Marche du siècle » aux intermittents du nucléaire. L’émission débutait par un accablant reportage sur les conditions de vie et d’exercice de ces travailleurs. L’enquête et les tournages avaient été effectués par les deux journalistes ayant réalisé le dossier du magazine Sciences et Avenir sur les lacunes de la sûreté nucléaire. Sur le plateau étaient venus témoigner quelques-uns des travailleurs présents dans les reportages, ainsi qu’un patron d’entreprise sous-traitante et un responsable d’EDF. Le député Claude Birraux était également invité, avec le directeur de l’autorité de sûreté nucléaire. Il y avait aussi la CGT, et une sociologue, auteur d’une étude sur la précarisation de la sous-traitance dans l’industrie nucléaire. Polémique, le débat à l’antenne le fut incontestablement ! Cavada s’énerva plus d’une fois contre la langue de bois et la mauvaise foi manifeste des employeurs. Mais les spectateurs ratèrent la seconde mi-temps de ce triste pugilat : hors antenne, durant le « pot » qui réunit traditionnellement les invités, l’animateur s’en prit vertement aux responsables d’EDF, qui avaient tenté durant des semaines de faire avorter l’émission. Cavada parla de « méthodes dignes d’une secte ».
Nicolas Jacobs, le réalisateur de « La Marche du siècle », m’a raconté ces méthodes : « Longtemps avant la diffusion, EDF a exercé des pressions sur nos témoins. Certains ont été convoqués par la directrice d’une centrale, qui les a menacés de ne plus leur fournir de travail. Curieusement, EDF savait exactement qui les journalistes avaient rencontré, où et quand. EDF a ensuite entrepris en interne une campagne d’intoxication : nos témoins avaient été payés, ils n’étaient finalement que des acteurs professionnels... Quelques jours avant l’émission, tous les directeurs de centrales ont été convoqués au siège d’EDF à Paris, pour peaufiner un argumentaire. Ils avaient dans leurs cartables les fichiers de leurs salariés et de leurs travailleurs extérieurs. Enfin, jusqu’au dernier moment, EDF a menacé de ne pas participer à l’émission, espérant ainsi que nous allions renoncer à ce débat. Nous n’avons renoncé à rien du tout. Mais EDF avait tellement brandi la menace de poursuites judiciaires que j’ai été obligé de couper tout ce qui, dans le reportage, n’était pas étayé par des éléments de preuves irréfutables. J’ai aussi dû couper certaines images qui avaient été tournées sur des sites EDF sans autorisation. Sans quoi certains de nos témoins auraient pu eux-mêmes se retrouver au tribunal. Alors oui, quand Jean-Marie Cavada parle de secte, il a raison ! »
La gestion de l’emploi par la dose
Pourquoi une telle panique de la part d’EDF ? Depuis 1991, le suivi des doses reçues par les travailleurs du nucléaire n’a-t-il pas progressé ? La Commission européenne a fermement rappelé à la France la directive Euratom de 1990 jusque-là superbement négligée : « Chaque Etat membre veille à ce que le système de surveillance radiologique donne aux travailleurs extérieurs une protection équivalente à celle dont disposent les travailleurs employés à titre permanent par l’exploitant. »
DOSINAT, l’outil informatique mis en place en interne par EDF pour calculer les doses d’irradiation à l’intérieur de ses seules centrales, a évolué. En janvier 1997, il s’est transformé en DOSIMO. Ce nouveau système est géré par un Groupement intersyndical de l’industrie nucléaire. Les données concernent désormais, outre les travailleurs intervenant sur les centrales d’EDF, ceux travaillant dans les sites nucléaires de l’armée, de la Cogema, du CEA, des institutions médicales, des accélérateurs de particules privés, et des organismes (le recherche, intérimaires ou salariés permanents. Ainsi, quels que soient leurs lieux de travail successifs, les « nomades » du nucléaire ne devraient plus cumuler des doses supérieures aux normes.
Apparemment, l’OPRI a lâché du lest sur son traditionnel crédo : « Pas question de faire circuler des données confidentielles qui relèvent du secret médical. » En revanche, il est plus curieux que la Commission nationale informatique et liberté ait toléré pareille entorse à ses principes : un organisme public met à la disposition des employeurs privés des données informatiques permettant une gestion de l’emploi en fonction de critères sanitaires. En réalité, la CNIL n’a rien autorisé du tout : le fameux Groupement intersyndical de l’industrie nucléaire a concocté son superfichier sans lui demander son avis. « Ainsi, notait en 1997 avec un rien d’ironie le député Claude Birraux, on a fini par faire entrer le loup DOSIMO dans la bergerie de la dosimétrie réglementaire. » Pourquoi ce ton sarcastique ? Visiblement, Claude Birraux ne croyait guère à l’efficacité de ce nouvel outil : « Les exploitants et les employeurs ont donné un statut officiel, donc un brevet de respectabilité, à un système techniquement performant, et qui prévoit normalement la communication des résultats dosimétriques à l’exploitant et à l’employeur. Reste désormais pour eux à le faire reconnaître comme le seul bon système, c’est-à-dire celui grâce auquel l’administration pourra juger du respect ou du non-respect des obligations réglementaires en matière d’exposition professionnelle. »
En février 1998, Martine Aubry a innové en précisant que DOSIMO allait enfin entrer dans un cadre légal. Ces données confidentielles ne devraient être communiquées qu’aux seuls médecins du travail, pour éviter que les employeurs ne retombent dans leur vieux travers de la « gestion de l’emploi par la dose ». Ce genre de garde-fou est à vrai dire purement virtuel : l’indépendance des médecins du travail est très relative quand ils sont salariés par EDF, le CEA ou la Cogema.
Mais pourquoi diable est-ce si compliqué d’accorder des conditions de travail correctes aux travailleurs nucléaires extérieurs ? En partie parce qu’ils ne relèvent d’aucune convention collective adaptée. Les personnels qui interviennent sur les sites nucléaires dépendent d’au moins sept conventions collectives différentes, parmi lesquelles la métallurgie, la chimie, les bureaux d’études ou la pharmacie. Depuis des années, les syndicats, relayés par des parlementaires, réclament aux pouvoirs publics une convention collective nationale du nucléaire et des industries connexes. En vain : les ministres ont toujours répondu que c’était impossible.
En décembre 1996, le ministre du Travail Jacques Barrot a présenté un projet visant à interdire le recours à l’intérim et au personnel sous contrat à durée déterminée pour les travaux se déroulant dans les zones les plus dangereuses des installations nucléaires. Rien n’a bougé lorsqu’en juillet 1997, interrogée par un parlementaire, la nouvelle ministre de l’Emploi Martine Aubry a confirmé l’annonce de son prédécesseur : « Il importe (...) que ces salariés particulièrement exposés ne cumulent pas le double handicap d’un risque pour la santé et d’une précarité de leur emploi. Afin d’éviter que l’approche des seuils d’exposition réglementaires ne conduise à la perte pure et simple de leur activité professionnelle, l’interdiction d’accès aux zones particulièrement dangereuses pour les salariés intérimaires ou en contrat à durée déterminée n’est pas à exclure. »
Electrisée par cette perspective, qui menaçait de mettre à mal ses finances - l’embauche de salariés permanents irait à l’encontre de ses objectifs économiques -, EDF n’a pas tardé à lancer une contre-offensive. Le 11 septembre 1997, la direction du parc nucléaire d’EDF organisait une réunion de travail, dont la CGT nous a communiqué le procès-verbal. « L’appel à ces ressources d’appoint [intérim et CDD] pour intervenir en zone contrôlée est aujourd’hui remis en cause par le ministère du Travail. (...) Un consensus apparaît sur le fait qu’il n’est pas possible de se passer de ce personnel précaire et ce, malgré les démarches déjà lancées par plusieurs sociétés en matière d’annualisation du temps de travail. » Ce préambule étant posé, le séminaire de réflexion a ensuite comparé par le menu les avantages et les inconvénients des statuts respectifs de CDD et intérimaires, tant pour les salariés que pour EDF et pour les entreprises prestataires. Le recours aux intérimaires apparaissant finalement plus pratique, les cadres d’EDF ont imaginé de « créer une charte entre EDF, prestataires et entreprises de travail temporaires ».
C’est ici que les choses se corsent. Car en janvier 1997, EDF et les « organisations professionnelles représentatives des prestataires de maintenance » avaient déjà signé une « Charte de progrès ». Ce document - considéré comme une plaisanterie par les salariés concernés - précise que « les entreprises prestataires et EDF continuent de refuser que l’atteinte ou l’approche des limites de dose soit un critère de licenciement, en recherchant en commun la réaffectation des salariés à forte dosimétrie vers des activités moins exposées ». En clair, il ne serait plus question de licencier un homme trop irradié pour être encore utile. Sur le plateau de « La Marche du siècle », les travailleurs présents ont témoigné du peu de valeur que leurs employeurs accordaient à cette jolie déclaration d’intention. La charte en projet veut aller encore plus loin dans ce qu’EDF considère comme un progrès, à en croire le document de travail divulgué par la CGT. « Les entreprises de servitudes nucléaires s’engagent (...) à limiter l’exposition de leur personnel d’appoint à une valeur proportionnelle à la durée de leur contrat, et inférieure à 15 millisieverts sur six mois. »
Du chinois ? Non : il faut se souvenir que la dose maximale admissible pour un travailleur du nucléaire est fixée, selon la réglementation internationale, à 20 millisieverts par an. Au-delà, il doit quitter les zones nucléaires. EDF propose ni plus, ni moins, de remplacer les 20 millisieverts annuels par... 15 millisieverts sur six mois. En entendant cette proposition, les syndicalistes ont failli s’étrangler : « Il est en effet plus intéressant de prendre deux intérimaires à 15 mSv/6 mois (cela permet d’atteindre 30 mSv/an) qu’un contrat à durée indéterminée à 20 mSv/an. »
Mais ce joli montage, concocté par EDF et les sociétés prestataires, vole en éclats avec la décision de Martine Aubry, annoncée en février 1998 : non seulement le recours aux intermittents est désormais interdit dans les zones nucléaires les plus dangereuses, mais les doses de radioactivité reçues par les travailleurs devront être proportionnelles à la durée de leur contrat de travail. Plus question de prendre en une semaine la dose admise sur un an, et d’être « jeté » ensuite ! Du moins en principe. EDF, qui estimait six mois plus tôt qu’il n’était « pas possible de se passer de ce personnel précaire », va devoir inventer autre chose.
Dans quelques années les premières centrales nucléaires arriveront en bout de course. Déjà, l’usine de retraitement de Marcoule est fermée. De nombreuses installations obsolètes attendent que la radioactivité décroisse un peu pour subir les premiers démontages. Dans dix ans au plus tard, plusieurs chantiers de démantèlement débuteront en France. Les sociétés spécialisées dans la décontamination ne sont pas assez nombreuses, ni assez fournies en personnels. Alors débarqueront des sous-traitants issus de la filière BTP (bâtiment et travaux publics). Ils n’auront aucune formation spécifique, et devront affronter des monstres irradiants. On les enverra au coeur de la machine nucléaire. Comment s’en sortiront-ils ? Qui s’intéressera à eux ?
Extrait de "Ce nucléaire qu’on nous cache"
Michèle Rivasi - Hélène Crié,
Albin Michel, 1998.
http://www.dissident-media.org/infonucleaire
Notes
[1] Hélène Crié
[2] Calculée à partir de la somme des doses individuelles reçues par le groupe étudié, c’est l’unité permettant d’évaluer la dose collective.
infonucleaire
Création de l'article : 14 février 2006
Dernière mise à jour : 14 février 2006
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