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De Chalabi à Outreau : chronique de dérives annoncées |
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Avant de nous replonger dans l’actualité judiciaro-parlementaire, rappelons nous quelques années auparavant de l’affaire Chalabi. À la suite de deux opérations de police, les 8 novembre 1994 et 20 juin 1995, le juge Jean-Louis Bruguière mettait en examen et écrouait 176 islamistes radicaux supposés. Dossier démesuré, tentaculaire, 100 tomes, 35 000 cotes (pages), au point qu’il était matériellement impossible aux avocats d’y retrouver les pièces concernant leurs clients. Le juge Gilbert Thiel prenait la suite dans ce dossier et découvrait alors des suspects jamais entendus en deux ans, parfois emprisonnés et finissait par délivrer 34 non-lieux et renvoyer 138 personnes devant le tribunal. Ce « procès de masse » avait lieu en 1998 dans un gymnase, à Fleury-Mérogis, non loin de la prison. A l’issue de quatre mois d’audiences houleuses, le tribunal relaxait 51 prévenus. Sur les 87 condamnés, 39 l’étaient à des peines inférieures à deux ans.
A l’époque, quelques voix s’étaient élevées contre cette justice d’arbitraire, avocats, associations des droits de l’homme ( LDH, FIDH), Syndicat de la magistrature, sans doute des dangereux angélistes gauchistes comme se plaisait à le rappeler M. Fenech, apôtre de la tolérance zéro, aujourd’hui membre de la commission parlementaire Outreau..
En fait, dès la fin des années 1990 allait déferler en France, un climat d’outrance sécuritaire : il était de bon ton de porter à la vindicte publique ces juges laxistes qui ne mettaient pas assez en prison. Certains syndicats de policiers instauraient des comités de vigilance d’un nouveau genre visant à dénoncer les juges aux pratiques trop humanistes...soutenus en cela par leur ministre de tutelle...
Rapidement, le droit d’exception antiterroriste allait s’étendre à l’intégralité de la procédure pénale. Les textes législatifs tels que la loi sur la sécurité quotidienne (2001), la loi sur la sécurité intérieure (2003), la loi Perben II allaient donner le ton. Lionel Jospin puis Nicolas Sarkozy nous enseignaient que "la sécurité est la première des libertés". Les avocats étaient conspués et écartés d’un rôle actif dans la défense de leur client lors de la procédure de garde à vue ... Il existe même certains commissariats de France où l’on envisage que l’intervention de l’avocat en garde à vue se fasse au travers d’un hygiaphone...
Les pratiques des juges anti-terroristes allaient devenir les exemples a imiter et les régimes dérogatoires aux principes de liberté et des droits de la défense se répandrent dans toute la procédure pénale. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter que le juge d’instruction Burgaud, tant décrié aujourd’hui ait poursuivi sa carrière comme substitut à la section anti-terroriste du parquet de Paris, stéréotype du bon élève apprécié par sa hiérarchie ... Ainsi le traitement des crimes sexuels allait lui aussi relever d’un régime spécial. Depuis 1989, des dispositions dérogatoires n’ont cessé de modifier les règles de calcul des délais de prescription de l’action publique, désormais, il peut facilement s’écouler trente ans entre les faits et les premières poursuites judiciaires, ce qui ne manque pas de poser d’énormes difficultés dans le rassemblement des preuves. Les infractions sexuelles justifient des règles spéciales d’extraterritorialité et des procédés de fichage en constante progression. Alors que l’on retrouve dans cette catégorie fourre tout d’infraction sexuelle aussi bien les viols les plus graves et l’exhibition sexuelle la plus bénigne. Après l’affaire Dutroux en Belgique, il devenait urgent de débusquer des réseaux ...
Devant ce déferlement, les règles élémentaires de présomption d’innocence et d’examen des preuves ne sont pas respectées, une nouvelle justice pénale apparaît , un "populisme pénal" selon l’expression de Denis Salas ... Les médias jouent un rôle majeur dans ce climat de suspicion généralisé. Pour répondre à la souffrance des victimes, les mis en examen seront systématiquement assimilés à des"monstres", à des "prédateurs".
Quant au régime de la détention provisoire et de l’état des prisons en France, l’opinion et le parlement s’en étaient émus en 2001 suite aux révélations du livre de Mme Vasseur, médecin à la prison de la santé ... pour immédiatement ne rien en faire ... et inciter par tout moyen a augmenter le nombre d’incarcérations en reniant la loi sur la présomption d’innocence qui datait de l’année précédente.
Aussi aujourd’hui, il est bien facile de trouver dans le juge d’instruction un bouc émissaire surtout quand on a soigneusement évité toute réforme fondamentale de la procédure ... et durci le sort du citoyen qui tombe dans les méandres de la justice.
Si des drames comme Outreau se déroulent quotidiennement, c’est que la justice en France n’est ni un contre pouvoir, ni une autorité indépendante, mais presque exclusivement un appareil de répression. Seul l’emprisonnement compte, il devient l’instrument privilégié d’appréciation statistique du ministère de l’intérieur. L’on a évacué par touches successives aussi bien dans la loi que dans l’esprit du juge le rôle fondamental que lui confère la Constitution : garant des libertés individuelles ...
Le 9 février 2005
Gilles Sainati, magistrat, membre du Syndicat de la magistrature
Auteurs divers
Création de l'article : 16 février 2006
Dernière mise à jour : 16 février 2006
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