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Les experts, les médias et Tchernobyl |
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Voici un extrait d’un livre déjà ancien (1993) : Tchernobyl une catastrophe
Bella et Roger Belbéoch,
Edition Allia, 1993.
Pendant les quelques jours qui suivirent l’accident, ce fut, en première page des journaux, l’horreur de la mort par irradiation aiguë pour ces héros d’un type nouveau qui avaient été envoyés en intervention rapprochée. Leur ignorance des effets des fortes doses de rayonnement a beaucoup facilité la tâche de ceux qui eurent à gérer la situation. Il sera probablement plus difficile de trouver des héros lors des prochains accidents, et cela nécessitera certaines mesures pour susciter ce genre de volontariat.
Pour les journaux, il fallait établir le bilan avec précision, comme cela se fait habituellement après chaque catastrophe. La discussion, pendant des jours, porta sur 30 ou 32 morts. Ces morts, suite des effets aigus des très fortes irradiations, étaient atroces, mais le bilan bien rassurant. Plus faible qu’un accident d’avion. Quelques héros pouvaient suffire à circonscrire le sinistre. On n’imaginait pas qu’il faudrait par la suite des centaines de milliers de « liquidateurs » pour nettoyer le site. Personne ne peut encore prévoir s’il sera possible de terminer cette liquidation. Le sarcophage devait mettre une fin au réacteur en détresse en l’emprisonnant pour toujours. Moins de cinq ans après, il donne de graves soucis. Tout serait à recommencer, mais personne ne voit de solution définitive. Aucune victime ne fut dénombrée parmi la population qui, à aucun moment, nous a-t-on dit, ne courut un quelconque danger. Il fallut, cependant, évacuer rapidement les 135 000 personnes qui vivaient sur 3 000 kilomètres carrés autour du site nucléaire. La contradiction ne gêna guère. Les médias, au lieu d’y consacrer un peu d’attention, préférèrent s’extasier devant l’efficacité des autorités soviétiques. Les experts louèrent cette bureaucratie toute-puissante qui pouvait mettre en oeuvre des solutions efficaces, sans être gênée par des comportements « irrationnels » du pouvoir politique ou des populations. Bien sûr, il fallait aussi blâmer très fort cette bureaucratie soviétique qui était à l’origine de la catastrophe par ses multiples négligences. On pouvait croire qu’il y avait là une attitude contradictoire de la part de nos experts. En fait, ce n’était qu’une apparence. En France, nous n’avons pas à craindre des négligences, que ce soit dans la conception, la construction, ou la gestion. La compétence et le sérieux, chez nous, sont hors de question, mais nos experts n’ont pas encore ce pouvoir sans réserve dont jouit la techno-bureaucratie soviétique et qui est si utile en cas de crise. Par ailleurs, ces techniciens soviétiques, s’ils étaient mis à l’école de nos experts pour parfaire leur formation, ne poseraient plus de problèmes car ils disposent chez eux d’une structure particulièrement efficace. C’était, bien sûr, avant la déliquescence du pouvoir central et la disparition de ses structures.
Les médias, plus habitués à la réécriture des communiqués officiels qu’aux analyses originales, ne se soucièrent guère des contradictions. La population, inquiète du développement de l’énergie nucléaire française, ne voit pas comment il est possible d’y changer quelque chose compte tenu du blocage des institutions (politiques, syndicales, juridiques, etc.). Elle ne pouvait que désirer être rassurée. L’enseignement de Tchernobyl qu’on voulut lui faire accepter se résumait à quelques idées simples :
- La technique (science et technologie) n’était pas en cause.
- Les problèmes résultaient de mauvais choix faits par une bureaucratie et des instances techniques subalternes insuffisamment compétentes.
- Grâce à l’intervention rapide et efficace des dirigeants à haut niveau de compétence, à qui on assura les pleins pouvoirs, la gestion fut remarquable.
- Ce fut l’occasion de montrer combien le génie humain peut être efficace quand cela est nécessaire.
- C’est l’accident le plus grave que l’on peut imaginer et son impact humain se résume à une trentaine de morts.
- Pour arriver à ce résultat, il faut, bien sûr, que la population soit docile et se plie sans discussion aux directives des experts.
On insista beaucoup sur les erreurs fantastiques que les opérateurs commirent et qui, plus que les erreurs de conception, expliqueraient l’origine de l’accident. À cette occasion, on put s’apercevoir de l’évolution qui venait d’avoir lieu en URSS. À aucun moment le sabotage ne fut invoqué. L’erreur humaine fut mise en avant. L’erreur humaine est pour nos sociétés libérales ce que le sabotage fut pour les sociétés totalitaires ! Mais l’héroïsme, le dévouement, l’esprit d’initiative des premiers liquidateurs, encadrés, bien sûr, par des chefs compétents, ont permis de limiter considérablement les conséquences possibles des erreurs humaines. Ces thèmes ont été largement utilisés par les autorités scientifiques, du moins au début. On les trouve bien développés dans le film Les Deux Couleurs du temps, monté par la télévision de Kiev à partir des images prises pendant l’accident : en somme, un hymne au travail et l’occasion pour des hommes véritables de se réaliser, version pérestroïkiste du vieil hymne au travail de la période stalinienne !
Un mois après l’accident, la presse française faisait le bilan de l’accident. Le Monde du 31 mai 1986 le résumait ainsi : « Plus de trente morts, environ 7 000 irradiés, plus de 150 000 personnes évacuées. [...] Le bilan de Tchernobyl ne s’oubliera pas de sitôt. » En somme, un bilan relativement modeste pour un événement inoubliable. Évidemment on ne signalait ni ce qui attendait les 7 000 irradiés, ni que les évacués ne reviendraient plus chez eux. Avec un tel bilan, le terme de catastrophe ne semblait pas des plus appropriés.
Après l’été 1986, les commentaires s’espacèrent. Le point final concluant les enseignements de Tchernobyl peut se trouver dans Le Monde du 28 août 1986 citant M. Rosen, le directeur de la sûreté nucléaire de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), qui déclare à la conférence de Vienne d’août 1986 : « Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une source d’énergie intéressante. » Signalons que l’AIEA est une agence issue de l’Organisation des Nations Unies, après la guerre (donc dans les perspectives ouvertes par Hiroshima), pour promouvoir l’énergie nucléaire dans le monde. Il ne faut donc pas oublier que chaque fois que cette Agence intervient dans les questions nucléaires, c’est à un promoteur qu’on a affaire !
Un bref rappel historique : le 31 mars 1979, quelques jours après le début de l’accident de Three Mile Island aux États-Unis, au moment où les techniciens se demandaient comment la situation du réacteur en détresse allait évoluer, si la bulle d’hydrogène qu’ils avaient détectée allait exploser, au moment où le gouverneur de l’État de Pennsylvanie s’interrogeait pour savoir s’il devait faire évacuer la population, Le Monde titrait son éditorial « Le pépin ». Dans un raccourci saisissant, l’éditorialiste du Monde plaçait cet accident nucléaire dans la lignée des accidents occasionnés par les sources d’énergie : « Les moulins à vent ont bien dû emporter quelques têtes... » Mais : « Avec le nucléaire, il s’agit d’autre chose. Née avec la guerre dans le creuset affreux d’Hiroshima, la force atomique continue d’être entourée du halo psychologique le plus inquiétant. » On a vu comment Le Monde du 8 août 1945 traita sans guère d’inquiétude Hiroshima. Quant à Three Mile Island, la liquidation du réacteur, plus de dix ans après l’accident [1], est loin d’être terminée et les experts ont bien du mal à trouver un endroit pour y déposer ce qu’il en reste. On apprit, plusieurs années après, que l’accident de Three Mile Island fut un « mishap », comme disent les Américains, un raté. À moins d’une heure près, la fusion du coeur aurait pu être totale. Tchernobyl n’aurait alors été qu’un remake !
Revenons à Tchernobyl. Pendant longtemps les journalistes focalisèrent leur attention sur le site interdit, sur le sarcophage, symbole de l’efficacité gestionnaire de la bureaucratie nucléaire. Pour les Soviétiques, c’était dédramatisant. Si des étrangers se déplaçaient dans la « zone interdite », le danger ne devait pas être extraordinaire. Pour les journalistes, c’était le reportage dangereux. Et puis on a eu des photos de délégations étrangères dégustant des concombres produits (en serre) sur une terre très fortement contaminée, suivant des techniques sophistiquées dont les Soviétiques avaient le secret. On aurait pu se croire revenu au temps des prouesses lyssenkistes et des tomates dans le grand Nord ! Mais, sur les visiteurs, cela semblait marcher. Il aurait dû être évident que, dans une zone vidée de ses habitants, les problèmes sanitaires devaient être relativement mineurs ! Ils se posaient pour ceux qui travaillaient à « nettoyer » le site, les « liquidateurs », mais leurs conditions de travail n’excitaient guère la curiosité des visiteurs. Aucun journaliste ne s’intéressa à leur sort : seraient-ils suivis médicalement, comment seraient-ils éventuellement pris en charge, quelles doses de rayonnement recevaient-ils, quels critères étaient retenus pour la radioprotection, était-il tenu compte correctement de la contamination interne qu’ils devaient subir, etc. ?
En 1990, pour le quatrième anniversaire, la presse française découvrit que les problèmes les plus graves n’étaient pas sur le site, mais à des distances allant jusqu’à des centaines de kilomètres du réacteur, et concernaient des centaines de milliers de personnes. Pourtant, cela faisait longtemps que la presse soviétique avait révélé une situation alarmante en Ukraine et en Biélorussie. Dans le monde de la modernité, les informations circulent vite lorsqu’elles ne sont pas verrouillées. Le verrouillage s’impose naturellement lorsque les informations sont importantes. Lorsqu’elles sont vides de contenu informatif, elles bénéficient des techniques modernes de la communication. Si, dans le cas de la catastrophe de Tchernobyl, il y a eu manifestement rétention d’information (pour ne pas dire désinformation), ce fut bien plus le fait de la censure exercée par le monde occidental que d’une volonté délibérée des Soviétiques d’escamoter les problèmes. Malgré le pouvoir central, les journalistes soviétiques ont publié des informations, en particulier les Nouvelles de Moscou (voir par exemple, etc.), informations qui n’ont pas été reprises ou commentées par leurs collègues français. Progressivement, les nouvelles finirent par se propager et les visites se multiplièrent, d’abord en Ukraine puis en Biélorussie. Mais les territoires contaminés de la République fédérative de Russie n’ont guère attiré l’attention des professionnels de l’information.
Le témoignage de Michel Chevalet*, chef du service scientifique à TF 1, est intéressant à signaler. Il explique comment l’événement Tchernobyl a pris les journalistes au dépourvu, incapables qu’ils étaient de « traiter » les informations qu’ils recevaient. « Dans ce cas-là toutes les lignes téléphoniques sont saturées et les responsables sont pratiquement impossibles à joindre. Heureusement en l’occurrence, l’un d’entre eux a eu l’excellent réflexe de prendre les devants et de m’appeler lui-même, c’est François Cogné, le directeur de l’IPSN. Nous avons travaillé ensemble afin d’essayer d’échafauder notre information. Et, pendant plusieurs jours, à propos de Tchernobyl, notre collaboration a été permanente. » L’IPSN (Institut de protection et de sûreté nucléaire) faisait partie du Commissariat à l’énergie atomique. Ainsi ce chef du service scientifique d’une chaîne de télévision nous apprend que toutes les informations que cette chaîne diffusa pendant la crise de Tchernobyl furent en fait élaborées, contrôlées par les autorités. Une situation analogue s’est retrouvée quelques années plus tard, pendant la guerre du Golfe. Toutes les informations diffusées sur la guerre provenaient des services de l’armée, les journalistes se bornant à réécrire les communiqués suivant le style des organes qui les employaient. Devant les conséquences désastreuses pour la crédibilité de leur activité, certains journalistes finirent par protester. Pour Tchernobyl, c’est volontairement et spontanément que la plupart des journalistes se sont tournés vers les autorités officielles.
Certains responsables qui avaient en charge la promotion de l’énergie nucléaire en France avaient déjà réfléchi à cette question de l’information. Ainsi, on trouve, dans une intervention d’André Giraud, ministre de l’Industrie (il avait été auparavant administrateur général du CEA, il fut ensuite ministre des Armées), à l’Académie des sciences, le lundi 15 octobre 1979, « A propos de l’Information Nucléaire, une préoccupation constante : l’information », quelques indications précises. Ce qu’il appelle « la bonne méthode », c’est qu’« il faut que ce soient les responsables eux-mêmes qui, le moment voulu, donnent les informations nécessaires ». Pour « l’information accessible au grand public, l’objectif c’est dans ce cas que le grand public non spécialiste soit à même de se faire une opinion à partir d’informations relativement digérées et élaborées [souligné par nous] ». Il fait remarquer que « le problème est difficile, et compliqué encore par le climat passionnel et les frayeurs irrationnelles qui entourent la question nucléaire ». On voit qu’à l’occasion d’un problème grave posé par l’énergie nucléaire le « responsable » et le « journaliste » ont trouvé spontanément « la bonne méthode ». Pour ceux qui doivent participer à la gestion des crises nucléaires, il est clair qu’un accident majeur se définit non pas par ses conséquences objectives (sur lesquelles il y a peu de prise), mais par ses conséquences médiatiques. Ainsi, gérer un accident majeur, c’est essentiellement gérer ses conséquences médiatiques. Beaucoup d’efforts sont consacrés à ces problèmes, ce qui ouvre des débouchés intéressants pour des chercheurs en sciences sociales, en communication, en psychologie des masses, etc.
Il est curieux de constater que la catastrophe de Tchernobyl a permis à l’Occident de découvrir que la pollution chimique avait atteint un niveau invraisemblable en Union soviétique et dans les pays de l’Est. Cela relativise les conséquences de Tchernobyl. Les images et les descriptions dramatiques de la situation écologique sont beaucoup plus spectaculaires. La pollution radioactive ne peut pas produire de belles images et un cancer radio-induit qui ne s’exprimera que dans 10 à 30 ans sur une personne non identifiable n’a rien de spectaculaire. Comment se fait-il qu’une situation écologique aussi lamentable, aussi variée, aussi étendue n’ait attiré l’attention d’aucun maître de l’information avant avril 1986 ? Pourtant de nombreux journalistes occidentaux voyageaient bien en URSS et dans les pays de l’Est. Il est certain que la situation écologique est particulièrement lamentable en de nombreuses régions. Y remédier demande d’énormes moyens qui n’existent pas. Ceux qui ont à gérer les Républiques doivent en tenir compte et ces pollutions chimiques ont des effets immédiatement visibles. Elles risquent d’occulter la pollution radioactive, beaucoup plus perverse avec ses effets essentiels à long terme. Là encore il y a une forte résonance entre des intérêts politiques locaux ou centraux en URSS et les intérêts des Occidentaux heureux de montrer que la mauvaise gestion de l’industrie nucléaire soviétique n’est pas un hasard, mais procède d’une indifférence de la bureaucratie à l’égard de l’environnement. Depuis Tchernobyl, les médias occidentaux nous dressent un inventaire complet des désastres écologiques en URSS, désastres qui bien souvent ont leur origine dans un passé lointain.
Ce n’est que récemment que nos médias ont découvert la catastrophe de Kychtym (rebaptisé Tchéliabinsk) survenue dans l’Oural en 1957. Pourtant c’est en 1979 que le biologiste dissident soviétique Jaurès Medvedev fait paraître en Angleterre Nuclear Disaster in the Urals (Ed. Angus et Robertson). Il y analyse en détail tous les documents scientifiques disponibles mettant en évidence ce désastre et son livre est traduit partout dès sa parution, sauf en France. La traduction française a été publiée en 1988 (Editions Isoète, Cherbourg). Lorsque dans la presse française le désastre de Kychtym est évoqué il n’est jamais fait référence à cet ouvrage et aucune interview de Jaurès Medvedev n’a été faite. Il a fallu que les autorités russes reconnaissent officiellement que l’événement avait eu lieu pour que celui-ci existe pour la presse malgré les preuves disponibles depuis longtemps. En somme la réalité n’existe que lorsqu’elle a été reconnue officiellement comme telle !
Nos responsables sont à l’école de Tchernobyl. Ce qui se passe dans les régions contaminées est bien plus instructif que toutes les simulations effectuées sur ordinateur. Nos dirigeants doivent suivre avec intérêt le résultat des tentatives qui sont faites pour calmer la population. Cela doit pouvoir les aider à déterminer leur stratégie de gestion des crises auxquelles ils peuvent avoir à faire face dans le futur. Les experts soviétiques, en faisant ouvertement appel à l’aide occidentale en matière de sûreté, ont beaucoup facilité la tâche des experts occidentaux. Il s’agissait là d’une assistance mutuelle. Reconnaître comme référence la sûreté occidentale, c’était reconnaître que l’industrie nucléaire occidentale ne présentait pas de danger et que la compétence des experts occidentaux pouvait rendre l’industrie soviétique sans danger, en espérant ainsi mettre le nucléaire soviétique à l’abri des critiques populaires.
* « Les difficultés de l’information à chaud », in Revue Générale Nucléaire, n° 3, mai-juin, 1986.
Suite page spéciale : 20 ans après Tchernobyl, la catastrophe continue...
www.infonucleaire.net
Notes
[1] le livre a été écrit en 1993
infonucleaire
Création de l'article : 13 avril 2006
Dernière mise à jour : 12 avril 2006
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