|
Tchernobyl : Quand l’AIEA censurait les soviétiques |
|
Tchernobyl : Un premier bilan fut présenté les soviétiques en août 1986 à l’AIEA
Une conférence (à Vienne, 25-29 août 1986) a été organisée afin que des experts internationaux analysent l’accident de Tchernobyl et ses conséquences. Les réunions des groupes de travail ont eu lieu à huis clos et les journalistes se sont contentés des conférences de presse. La délégation soviétique présidée par V. Légassov a présenté un volumineux rapport comprenant une partie générale et des annexes. L’annexe 7 (source de soucis pour les promoteurs du nucléaire) est entièrement consacrée aux problèmes médico-biologiques, elle a soulevé d’énormes discussions et elle a quasiment été censurée. Peu de gens en ont eu connaissance car seul le rapport principal a été traduit en français et diffusé mais pas les annexes. Les experts, tant soviétiques qu’occidentaux, ne se référent plus jamais à cette annexe 7, comme si elle n’avait pas existé.
L’annexe 7 est maintenant disponible en PDF (3,4 Mo).
Premier bilan sanitaire (Vienne, 25-29 août 1986) : Conférence internationale de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA)
Cette conférence a été organisée afin que des experts internationaux analysent l’accident de Tchernobyl et ses conséquences. Les réunions des groupes de travail auront lieu à huis clos et les journalistes se contenteront des conférences de presse. La délégation soviétique présidée par V. Légassov présente un volumineux rapport (370 pages) comprenant une partie générale et 7 annexes [4]. L’annexe 7 (70 pages) est entièrement consacrée aux problèmes médicaux et biologiques et elle a soulevé d’énormes discussions.
Outre les problèmes d’irradiation aiguë des "intervenants rapprochés" sur le réacteur en détresse (travailleurs du site nucléaire, pompiers etc.) sur lesquels ont été tentées sans succès des greffes de moelle, et ceux liés à l’évaluation de la dose externe des 135 000 évacués de la zone proche du réacteur devenue zone interdite, sont abordées en effet les conséquences sanitaires à long terme de l’accident pour 75 millions d’habitants de la partie européenne de l’URSS, pour lesquels sont estimées la dose collective externe et la dose efficace collective engagée sur 70 ans par contamination chronique interne due aux césiums 137 et 134.
Avec l’hypothèse retenue par la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) d’une relation linéaire, sans seuil, de proportionnalité entre le nombre de cancers mortels radioinduits et la dose reçue [2] et en tenant compte du facteur de risque qui estime le nombre de cancers mortels radioinduits par unité de dose de rayonnement, l’évaluation de la dose collective permet de chiffrer le nombre de cancers radioinduits [5]. Les cancers mortels dus à l’iode radioactif étaient également chiffrés. (Le rapport soviétique ne tenait pas compte du strontium 90 et indiquait que ce radioélément pourrait s’avérer non négligeable par la suite).
Ce fut un tollé général car le bilan conduisait à un excès de 30 000 à 40 000 cancers mortels (dont plus de 80% dus au césium) représentant jusqu’à 0,4% du nombre de cancers mortels "naturels" prévus sur 70 ans, bilan jugé trop élevé par les occidentaux.
A la conférence de presse du 26 août D. Beninson, Président du groupe de travail sur les conséquences sanitaires, qualifie les chiffres soviétiques d’"extrêmement surestimés". M. Rosen, directeur de la sûreté à l’AIEA, fixe la limite supérieure à 25 000 morts. Deux jours plus tard elle est à 10 000 et pour D. Beninson au plus à 5 100 [6]. Beninson est Président de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) et son opinion a donc du poids (c’est aussi un dirigeant de l’énergie atomique en Argentine). Pour Rosen et Beninson les chiffres soviétiques sont trop élevés car la contamination interne par les césiums radioactifs a été surestimée. Pourtant à ce moment là ils n’ont aucun élément scientifique pour l’affirmer.
Cette annexe 7, source de soucis pour les promoteurs du nucléaire, a quasiment été censurée. Peu de gens en ont eu connaissance car le rapport principal a été traduit en français et diffusé mais pas les annexes. Les experts, tant Soviétiques qu’occidentaux, ne se référeront plus jamais à cette annexe 7, comme si elle n’avait pas existé.
La remise en cause de l’estimation initiale :
En octobre 1986 selon certains experts européens la dose due à la contamination interne pourrait être trop élevée d’un facteur 10 [7]. Après une visite de cinq jours en URSS en janvier 1987 les dirigeants de l’AIEA concluent : " les premières estimations du détriment sanitaire ont été trop pessimistes et doivent être réduites d’un facteur 5 à 7 " [8].
Pour être crédible et aboutir au même résultat la révision à la baisse devait venir des experts soviétiques eux-mêmes. Elle fut amorcée pendant la conférence d’août 1986 et précisée par la suite.
En mai 1987 lors d’une conférence organisée par l’OMS à Copenhague [9] A. Moïsseev réduit la dose collective externe d’un facteur 1,45 et la dose collective interne d’un facteur compris entre 7 et 10,5 comme conséquence de " la tendance positive de la situation radiologique " résultant des mesures de protection prises sur une grande échelle. Cependant il admet qu’un an après la catastrophe une quantité importante de lait des fermes locales en Biélorussie dépasse encore de beaucoup les normes en césium-137 et doit être retiré de la consommation directe pour être " envoyé pour être traité ", sans préciser. Ce lait contaminé n’a-t-il pas été envoyé dans des régions éloignées ? (en Arménie, du lait en poudre analysé par la CRII-Rad, association indépendante française) a été trouvé contaminé en césium [10]). Rappelons que la "démocratisation" des doses en augmentant le nombre de personnes exposées individuellement à des doses plus faibles ne change pas le bilan final. La même dose collective conduit au même nombre de morts par cancers radioinduits si l’on admet la relation linéaire (sans seuil) entre le nombre de cancers mortels radioinduits et la dose de rayonnement. Moïsseev en revient en fait au modèle avec seuil lorsqu’il dit que les résultats de sa communication doivent être considérés comme une estimation qui surévalue les conséquences de Tchernobyl.
En septembre 1987 L. A. Iline et O. A. Pavlovski présentent à Vienne à l’AIEA un rapport sur les conséquences radiologiques de l’accident [11] dont le sous-titre est " L’analyse des données confirme l’efficacité des actions à grande échelle pour limiter les effets de l’accident ".
[En fait, au cours des premières heures et des premiers jours personne n’a envisagé de donner aux enfants le traitement à base d’iode qui était pourtant essentiel pour protéger leur glande thyroïde (en dépit du fait que l’académicien Iline ait si bruyamment proclamé que cela avait été fait à temps), et personne n’à eu le droit d’avoir la moindre information sur le désastre.]
Lors de l’accident, la décision d’évacuation (115 000 personnes d’après les auteurs, dont les habitants de Pripyat) a été prise de façon à ce que les doses d’exposition tant du corps entier que de la thyroïde soient nettement inférieures aux niveaux d’intervention établis en URSS avant 1986. (Il n’est pas fait mention des 18 700 Biélorusses évacués entre juin et août 1986 [1]).
Il est indiqué que 5,4 millions de personnes dont 1,7 millions d’enfants auraient reçu de l’iode stable à titre prophylactique contre l’iode radioactif. Les mesures de protection à grande échelle, comme l’introduction de normes alimentaires, auraient été efficaces en particulier l’interdiction du lait contaminé en Iode 131 à des niveaux supérieurs à 3700 becquerels par litre (3700 Bq/l). Les doses moyennes à la thyroïde des enfants sont rapportées pour les régions les plus contaminées du nord de l’Ukraine alors que pour la Biélorussie c’est la moyenne de l’ensemble du pays qui est donnée [3] .
D’après leur rapport on ne relève aucune augmentation de morbidité chez les enfants, il n’y a pas de différences entre régions contaminées et régions-témoins. Pour la première fois il est fait mention du syndrome de radiophobie chez les habitants des zones contaminées.
C’est la dose efficace pour toute la population soviétique (278 millions d’habitants) qui est estimée sur 70 ans. Cette dose collective est 18 fois plus faible que pour les 75 millions d’habitants considérés dans l’annexe 7 de 1986.
En avril 1988 L. A. Iline réaugmente la dose [12] et en 1988 le Comité Scientifique des Nations-Unies sur les Effets des Radiations Atomiques (UNSCEAR) fait la "moyenne" des deux estimations d’Iline et entérine la réduction de la dose de l’annexe 7 de 1986 par un facteur 9 [13]. M. Beninson peut être satisfait.
Remarquons qu’Iline et Pavlovski étaient signataires de l’annexe 7. C’est donc d’une véritable autocritique qu’il s’agit dans ces deux publications.
La réduction des doses collectives est attribuée à l’efficacité des contre-mesures. Cet optimisme officiel est contredit par V. Légassov dont le testament publié par la Pravda le 20 mai 1988 témoigne de l’incurie qui a suivi la catastrophe [14].
Légassov s’est suicidé le jour du deuxième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl quatre jours après la communication de L. Iline à la conférence de Sydney. On peut douter de l’efficacité de ces mesures étant donné la réputation d’inefficacité de la bureaucratie soviétique et aussi l’importance de la population paysanne qui vit en autosubsistance (près de la moitié des 75 millions considérés dans l’annexe 7) et dont la nourriture locale présente des niveaux de contamination élevés (le lait a atteint 1 million de Bq/l en iode-131 dans certains districts de Biélorussie). De la viande très contaminée a été en partie éliminée en Biélorussie mais a été aussi exportée pour être mélangée à de la viande "propre" [15]. Même à Moscou ont été vendues des viandes hors normes [16]. "Démocratiquement", les normes édictées pour le thé varient avec la région et les utilisateurs, Moscou et les zones très contaminées ont "droit" à du thé moins contaminé en Cs137 que les cafétérias d’entreprises ou les régions d’URSS moins affectées par Tchernobyl [1]. Il faudra attendre juillet 1989 pour que soient indiquées à deux reprises dans les journaux ukrainiens les restrictions au ramassage des champignons, baies et plantes médicinales [17].
Des informations à titre privé commencent à arriver en France [ce texte date de 1997] : la situation sanitaire se dégrade en Ukraine et Biélorussie et le mécontentement grandit (comme en témoigne le film Microphone de G. Chkliarevski et V. Kolinko). Il faudra cependant la publication d’un article du journal Sovietskaya Bieloroussia (9/2/1989) donnant les cartes des zones "sous contrôle" contaminées en césium 137 à plus de 5 Ci/km2 en Biélorussie pour se rendre compte de l’étendue des régions affectées et du nombre de gens concernés dans leur vie quotidienne : contrôle de la nourriture, apport de nourriture "propre" si la nourriture locale est "sale", petite prime mensuelle, surveillance médicale, conseils d’emploi de cabines étanches pour les tracteurs etc. [1] [14]. Le Président du Conseil des Ministres de Biélorussie a résumé ainsi la situation : " On n’a pas réussi à remettre le djinn radioactif dans la bouteille " (Pravda, 11/2/1989).
[Tchernobyl, 20 ans après, c’est déjà pour les « liquidateurs » de 25 000 à 100 000 morts et plus de 200 000 invalides, et pour les populations exposées à la contamination un bilan qui sera selon les estimations de 14 000 à plus de 560 000 morts par cancer, plus autant de cancers non-mortels.]
La Pravda publie le 20 mars 1989 la carte des débits de dose du rayonnement gamma relevés le 10 mai 1986 pour les trois républiques d’Ukraine, de Biélorussie et de la Fédération de Russie. Les cartes sont accompagnées d’un long article indiquant les conditions ayant régi les évacuations en 1986 : zone interdite pour des débits de dose supérieurs à 20 milliroentgen par heure (20mR/h), évacuation pour des débits supérieurs à 5mR/h, évacuation temporaire des femmes enceintes et des enfants pour des débits compris entre 3 et 5mR/h. D’après les cartes on ne comprend pas pourquoi des régions situées loin de Tchernobyl (districts de Gomel, Moghilev et Bryansk) n’ont pas été incluses dans le programme d’évacuation de 1986 puisque sont indiqués pour elles des débits de dose supérieurs à 5mR/h et même 15 mR/h. [...]
Bella Belbéoch, extrait de : "Responsabilités occidentales dans les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl, en Biélorussie, Ukraine et Russie", 1997.
Suite page spéciale : 20 ans après Tchernobyl, la catastrophe continue
www.infonucleaire.net
Références :
[1] Gazette Nucléaire 96/97, juillet 1989. Dossier Tchernobyl trois ans après.
[2] AIEA. INFCIRC/380 Vienne, 25 juillet 1990.
[3] Gazette Nucléaire 100, mars 1990. Dossier Gestion post-Tchernobyl
[4] USSR State Committee on the utilization of nuclear Energy : The accident at the Chernobyl nuclear plant and its consequences. Information compiled for the IAEA Expert’ Meeting, 25-29 August 1986, Vienna.
[5] La dose collective s’exprime en homme-sievert (ou en homme-rem). C’est le produit de la dose moyenne reçue par un membre du groupe (en sieverts ou en rems) par le nombre d’individus de ce groupe. C’est cette dose qui, multipliée par le facteur de risque cancérigène, permet de déterminer le nombre de cancers mortels radioinduits. En 1977 le risque de cancer mortel est de 1,25% par sievert. A une dose collective de 10 000 homme-sievert correspondent 125 cancers mortels radioinduits. En 1990 (CIPR 60) il est multiplié par 4 et est estimé à 5% par sievert. A une dose collective de 10 000 homme-sievert correspondent 500 cancers mortels radioinduits.
[6] Science, Sept. 12, 1986, vol. 233.
[7] Commission des Communautés Européennes. L’accident nucléaire de Tchernobyl et ses conséquences dans le cadre de la communauté européenne, COM (86) 607, oct. 1986.
[8] Nucleonics Week, May 10, 1990, p. 3.
[9] A. Moiseev, Analysis of the radiological consequences of the Chernobyl accident for the population in the European part of the USSR. WHO Consultation on Epidemiology related to the Chernobyl Accident, 13-14 May 1987, Copenhagen.
[10] Libération 4 nov. 1987.
[11] L. A. Ilyin, O. A. Pavlovskij Radiological consequences of the Chernobyl accident in the Soviet Union and mesures taken to mitigate their impact IAEA Bulletin 4/1987.
[12] L. A. Il’in The Chernobyl experience in the context of current radiation protection problems Proccedings of an international conference, Sydney 18-22 April 1988, Radiation Protection in nuclear energy, vol. 2 p. 363.
[13] UNSCEAR Report to the general Assembly 1988 Sources, effects and risks of ionizing radiation. La dose efficace engagée collective est 226 000 homme-sievert, p. 369
[14] Bella et Roger Belbéoch Tchernobyl une catastrophe Editions ALLIA, Paris 1993.
[15] Sobiecednik, 17, avril 1989 cité dans la Gazette Nucléaire 96/97
[16] Gazette Nucléaire 84/85, janvier 1988, p. 26
[17] Pravda d’Ukraine 5 et 15 juillet 1989. Les cartes des régions de limitation de cueillette figurent dans les références [3] et [14].
infonucleaire
Création de l'article : 17 avril 2006
Dernière mise à jour : 14 avril 2006
Page visitée 1318 fois (1)
|