|
|
Guerre en Orient ou paix en Méditerranée ? |
|
par Etienne Balibar et Jean-Marc Lévy-Leblond
LE MONDE | 18.08.06 | 12h40
L’origine d’un Etat ne détermine pas son destin, elle est toujours ouverte à plusieurs histoires, même si certaines - compte tenu des circonstances - paraissent après-coup plus probables que d’autres. Il arrive pourtant que l’accumulation des événements, leur interprétation dominante, les décisions prises (ou éludées) année après année, le jeu des intérêts et des idéologies qu’ils cristallisent, dessinent comme une tragique fatalité. Il faut alors un prodigieux effort d’imagination, soutenu par l’énergie du désespoir, pour concevoir une autre issue que la catastrophe.
L’Etat d’Israël est issu de la conjonction de deux mouvements caractéristiques du XIXe siècle portés à l’extrême par le XXe, avec des inflexions propres : le nationalisme, dont relevait typiquement le sionisme initial, projet politique et culturel d’une partie des populations juives opprimées de l’Europe centrale et orientale, et le colonialisme européen, grâce auquel ont pu s’implanter en Palestine des communautés de pionniers, combinant l’utopie socialiste égalitaire avec le rêve messianique du "retour" sur la terre de la Bible. Ces communautés de juifs sionistes (formant ensemble le Yishouv) et la direction politique dont elles se dotèrent devinrent alors une pièce du "grand jeu" que l’Empire britannique menait dans le monde arabe, favorisant alternativement différentes ethnies, dynasties et religions pour dominer cette région stratégique et ses immenses ressources pétrolières. La déclaration Balfour de 1917, promettant l’établissement en Palestine d’un "foyer national pour le peuple juif", constitua un moment de cette politique, dont les sionistes furent parmi d’autres les instruments, mais qu’ils surent aussi utiliser à leurs propres fins.
On ne saurait cependant s’en tenir là pour comprendre les problèmes que posent aujourd’hui l’existence et la politique d’Israël, et d’abord à ses propres citoyens. Tout bascula avec la seconde guerre mondiale : elle entraîna l’affaiblissement de l’empire britannique et précipita en Palestine des centaines de milliers de rescapés de l’extermination nazie. Ce qui conféra à l’Etat d’Israël institué par le "partage" de 1947 une nouvelle légitimité morale, sanctionnée par la reconnaissance internationale presque unanime et l’admission aux Nations unies. Il n’en reste pas moins que l’Etat qui se proclama lui-même "Etatjuif" (en dépit de la présence en son sein d’une forte minorité arabe musulmane et chrétienne) et s’assigna pour mission de rassembler sur son sol le plus grand nombre possible des juifs religieux ou laïques du monde entier (immigrants de fraîche date ou assimilés depuis longtemps dans leurs pays respectifs, donc culturellement très divers, et souffrant à des degrés très inégaux - quand c’était le cas - de l’antisémitisme) était né dans la guerre et même dans le terrorisme. Cela tenait à l’hostilité irréductible (au moins jusqu’à l’initiative du président Sadate) des Etats arabes environnants, que leur propre nationalisme et le panarabisme ascendant poussaient à refuser l’installation d’Israël en Palestine, puis à vouloir son anéantissement, et à son intention symétrique plus ou moins avouée d’expulser la population arabe autochtone. Le mot de Golda Meir : "une terre sans peuple pour un peuple sans terre" - en totale contradiction avec la réalité -, enclenchait une logique d’élimination, contre laquelle d’emblée certains intellectuels (comme Einstein, Buber, Arendt, ou le fondateur de l’université hébraïque de Jérusalem, Judah Magnes) avaient mis en garde, et qui contenait en germe les éléments de la catastrophe actuelle.
Les guerres alternativement défensives et offensives des années 50 à 90 (dont une première invasion du Liban en 1982), qu’on ne peut résumer ici, entraînèrent une profonde militarisation de la vie sociale et du personnel politique israélien, et accentuèrent sa tendance à penser les questions politiques uniquement en termes de rapports de forces. Alors qu’il possède une des plus puissantes armées du monde, dotée de toute la panoplie des armes modernes depuis les missiles "intelligents" héliportés jusqu’aux bombes nucléaires, et capable aussi bien de cibler les militants palestiniens dans leur chambre à coucher que d’intervenir à des milliers de kilomètres (comme on l’a vu en particulier en Afrique), l’État d’Israël présente chaque conflit avec ses voisins comme une question de vie ou de mort. Cela n’a pas été pour rien dans l’instrumentalisation progressive de la mémoire de la Shoah à laquelle il a procédé pour cimenter son unité nationale, faire taire les critiques dans les communautés juives à travers le monde, et se prévaloir dans les relations internationales d’un "droit" particulier, au risque évident de finir par miner l’un des fondements de sa légitimité.
Mais surtout l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, l’annexion de Jérusalem-Est après la guerre (préventive) des Six Jours, ainsi que les deux "Intifadas" qui en ont résulté, ont constitué un second tournant. Bien loin que les accords d’Oslo (1993) établissant l’Autorité palestinienne et préfigurant la constitution de deux Etats sur l’ancien territoire mandataire (dont Israël possède officiellement 78 %) aient représenté une inversion de la logique d’affrontement, ils furent mis à profit pour accélérer la colonisation et renforcer le fait accompli. Ils apparaissent rétrospectivement comme un moment tactique dans la conquête du "grand Israël", dont la succession des tracés d’expropriation (incluant la construction du mur de Cisjordanie) témoigne éloquemment. Certes la direction de l’OLP sous Yasser Arafat n’a pas été exempte de duplicité (y compris du fait des avantages matériels qu’elle retirait de la "gestion" déléguée des territoires occupés). Et ce n’est qu’en 1998 que les articles de sa Charte constitutive appelant à la destruction d’Israël ont été officiellement abrogés. De leur côté certains dirigeants israéliens (Itzhak Rabin, qui le paya de sa vie) ont semblé vouloir lever le grand obstacle à tout règlement du différend israélo-palestinien, à savoir le refus obstiné de traiter l’adversaire sur un pied d’égalité, doté d’un droit équivalent sur la terre, l’eau, les frontières, la sécurité, la représentation internationale. Mais les faits sont plus éloquents que les discours, et ils vont massivement - tous gouvernements confondus - dans le sens d’un développement des caractéristiques coloniales de l’Etat d’Israël. Celles-ci l’emportent aujourd’hui sans partage sous le nom et le couvert du "retrait unilatéral". L’Etat sioniste a développé une forme de démocratie politique (régime parlementaire, garanties constitutionnelles, liberté d’opinion) et atteint, en dépit de grandes inégalités sociales, un niveau de réussite économique et culturelle élevé (grâce aussi à une aide américaine massive et permanente, telle qu’aucun autre Etat n’en a jamais bénéficié). Mais il a institué sur les différents territoires qu’il contrôle une forme d’apartheid (ce que le géographe Oren Yiftachel appelle une "ethnocratie") dont la condition d’existence est l’enfermement des populations dominées, le contrôle de leurs ressources matérielles et la destruction progressive de leurs institutions culturelles, la violence meurtrière contre leurs actions de résistance même non-violentes et contre leurs directions politiques autonomes.
Comment apprécier, dès lors, les formes prises par la revendication d’indépendance de la nation palestinienne ? Aucune idéalisation n’est ici de mise, mais on ne saurait faire abstraction des conditions créées par l’écrasante disproportion du rapport des forces. C’est le cas en particulier pour ce qui concerne l’utilisation du terrorisme (au sens strict de violence meurtrière indiscriminée dirigée contre des populations civiles) et notamment de la tactique des attentats-suicides adoptée par des groupes de partisans aussi bien laïques que religieux, et dramatiquement amplifiée pendant la "seconde Intifada". Nous sommes de ceux qui, avec une bonne partie de la société civile palestinienne ou des intellectuels et des dirigeants comme Edward Said et Moustapha Barghouti, considèrent ces actions comme moralement injustifiables, destructrices et contre-productives, mais nous trouvons bien mal placés pour les dénoncer ceux qui, pratiquant eux-mêmes la terreur de masse avec des moyens supérieurs, ne cessent de les alimenter. Elles ne sauraient de toute façon constituer la seule grille de lecture de la réalité palestinienne.
Il y a aujourd’hui non pas un Etat (dont les perspectives de création s’éloignent de plus en plus), mais bien une nation palestinienne, qui est un fait irréductible. C’est autour de la reconnaissance de ce fait ou de sa dénégation que tourne encore et toujours le drame actuel, bien qu’il tende à échapper progressivement à ses protagonistes. Cette nation a des racines culturelles et sociales antérieures à 1948, et même à 1920. Cependant elle n’a pu prendre une pleine conscience de sa singularité et se doter d’un projet politique qu’en contrecoup du processus de démembrement dont elle a été victime au moment de la Naqba [la catastrophe, en arabe]. La conscience nationale palestinienne est donc indissociable du fait qu’il s’agit d’un peuple écartelé et dispersé entre trois composantes au moins : les Palestiniens ("Arabes") d’Israël qui constituent aujourd’hui environ 20 % de la population de l’Etat, dotés du droit de vote et d’une partie des droits civiques, mais socialement, culturellement et symboliquement discriminés (ne serait-ce que par la définition d’Israël comme "Etat juif") ; les habitants de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem-Est soumis à des formes diverses de relégation, d’occupation et de contrôle ; enfin les réfugiés des camps du Moyen-Orient et, au-delà, de la diaspora (ces catégories n’étant elles-mêmes pas étanches, puisque Gaza est assimilable à un vaste camp, peut-être le plus grand de l’histoire, et que les habitants de Jérusalem-Est depuis l’annexion de la totalité de la ville sont passés du côté des "Arabes israéliens" sans en recevoir pour autant le statut).
Cette nation éclatée ne peut se préserver qu’en entretenant l’espoir de sa réunification et de la reconnaissance de ses droits, et en se dotant d’une organisation de résistance. Or elle est divisée, selon des lignes qui évoluent avec le temps, entre les statuts juridiques et les intérêts matériels de ses différentes composantes, et entre les identifications collectives, relevant du nationalisme laïque pour les uns (dont les Palestiniens chrétiens, mais pas uniquement) et du populisme religieux pour les autres, sans oublier une dimension cosmopolitique développée au long des années d’exil sur le fond commun du multiculturalisme du Levant. Il est d’autant plus remarquable que les Palestiniens aient à peu près réussi jusqu’à présent à limiter leurs conflits internes et à se retenir au bord des guerres civiles vers lesquelles on les poussait de différents côtés. En témoigne encore tout récemment l’accord conclu entre le Hamas et l’Autorité palestinienne sur la base du "document des prisonniers". Oscillant sans cesse entre la tentation du repli sur ses propres forces et l’espoir d’un retournement de l’opinion publique et des institutions internationales en sa faveur, la nation palestinienne doit affronter deux problèmes presque aussi insolubles l’un que l’autre : l’un concerne ses rapports avec le monde arabe et musulman, l’autre l’avenir de ses rapports avec Israël.
Les Palestiniens, bien entendu, font partie du "monde arabe". C’est de lui, en premier lieu, qu’ils attendent une solidarité matérielle et un soutien politique, mais c’est de lui aussi que sont venus certains des coups les plus durs qu’ils ont reçus, chaque fois en particulier qu’ils semblaient en mesure de peser de l’intérieur sur l’évolution de certains Etats (Jordanie, Liban). La "cause palestinienne" a cristallisé les émotions et les espoirs de revanche contre des impérialismes successifs. Elle a servi d’exemple révolutionnaire et inspiré au-delà même de la région un internationalisme de longue durée. Elle a aussi favorisé le développement en terre d’islam d’un antijudaïsme de masse, jusqu’alors limité, et alimenté beaucoup de "luttes par procuration", compensations imaginaires à l’impuissance collective. Et depuis le début elle a été instrumentalisée par les Etats arabes, à la fois vers l’intérieur, comme dérivatif offert aux colères suscitées par la corruption, l’absence de libertés publiques, l’injustice sociale, et vers l’extérieur, comme une carte à jouer dans les rivalités entre Etats du Moyen-Orient, ou comme un argument dans leurs négociations et leurs affrontements avec les grandes puissances luttant pour l’hégémonie dans la région. C’est pourquoi l’indépendance des organisations palestiniennes a toujours été menacée. Il semble que la période actuelle soit marquée, de ce point de vue, par un accroissement plutôt qu’une diminution de cette indépendance (même si une partie de la direction du Hamas est à Damas). Les choses risquent de changer si la répression israélienne rend la situation intenable en Palestine pour les organisations nationales et si le mouvement de lutte au Moyen-Orient contre l’impérialisme occidental (aujourd’hui essentiellement américain et dont l’occupation israélienne est perçue comme partie intégrante) s’intensifie et s’unifie sous une seule idéologie religieuse transnationale - ce qui paraît néanmoins peu probable.
Un problème symétrique, bien que de nature très différente, concerne les rapports avec Israël, sinon dans l’immédiat, du moins à long terme. Les Palestiniens ont-ils intérêt à la disparition de l’Etat d’Israël ? Oui sans doute, comme tout peuple opprimé a intérêt à la disparition de ses maîtres, et d’autant plus que les forces favorables à un règlement fondé sur l’égalité sont en Israël même plus minoritaires que jamais, et que la communauté internationale a visiblement renoncé à l’imposer - même sous les formes envisagées à Camp David et à Tabah (encore insatisfaisantes, puisqu’elles passaient sous silence la condition des "Arabes israéliens", et ne rétablissaient pas l’équilibre entre la "loi du retour" israélienne et le "droit au retour" des réfugiés palestiniens). Mais une telle disparition, qui ne pourrait que prendre des formes de massacres réciproques et de déplacements de populations, à supposer que le rapport des forces la rende un jour possible, résoudrait-elle les problèmes d’avenir de la nation palestinienne ? Rien n’est moins sûr, et d’abord parce que depuis un demi-siècle et plus l’existence et le développement d’Israël ont pratiquement réussi à effacer (jusque dans le paysage) ce qu’était l’ancienne Palestine et ont révolutionné l’économie de la région, en contribuant à un développement capitaliste dont les Palestiniens sont à la fois exclus et dépendants. Il y a gros à parier que cette dépendance ne serait qu’échangée contre une autre, envers des Etats arabes pétroliers et/ou militarisés. Ce dont les Palestiniens ont besoin - beaucoup en conviennent quand l’urgence des situations leur donne le loisir d’en discuter - ce n’est pas de la disparition mais de la transformation d’Israël. Une transformation complète il est vrai, encore plus improbable peut-être, puisqu’elle impliquerait une décolonisation radicale, un renoncement à la tradition unilatéraliste et à l’abus de la force, une profonde réforme morale de la nation israélienne et de sa conscience historique, de façon à inventer pour les deux peuples qui vivent aujourd’hui en Palestine des formes constitutionnelles inédites de complémentarité et de coopération économique et culturelle, dans la perspective de l’égalité politique et sous la garantie d’une autorité internationale enfin effective.
De ces conditions d’un règlement durable - ou de toute autre perspective intermédiaire, rendant à nouveau possible un "processus de paix" fondé sur la négociation entre les parties en présence - nous sommes aujourd’hui plus éloignés que jamais. Il peut même sembler que nous les ayons perdues pour toujours et que la situation glisse vers l’irrémédiable. Cela tient à ce que la spécificité du problème israélo-palestinien est en train de se dissoudre dans un conflit de plus vaste envergure, aux contours et aux tendances encore confus, mais à la violence croissante, de moins en moins contrôlable par ses propres acteurs - les Etats-Unis et leurs divers alliés (plus ou moins solides) d’une part, les Etats anti-américains et les mouvements "fondamentalistes" islamiques d’autre part. D’où l’idée de beaucoup qu’il faudrait régler d’urgence le problème israélo-palestinien, en y mettant enfin la pression et les moyens nécessaires, pour désamorcer le choc des civilisations qui s’annonce. Mais en est-il encore temps ? Et qui le fera ?
L’exportation de la "démocratie" sur le modèle et à l’usage de l’Occident, le modelage par la force d’un "nouveau Moyen-Orient" ne sont que des fantasmes néo-conservateurs, mais des fantasmes meurtriers. Prenant prétexte du plus grand attentat terroriste commis sur le territoire des Etats-Unis et couvrant en pratique une tentative pour rétablir par la voie des armes une hégémonie impériale de moins en moins assurée, les interventions américaines voulues par l’administration Bush ont déjà réussi à transformer l’Afghanistan et l’Irak en foyers de guerre et de terrorisme sans fin prévisible. On saura un jour comment s’est décidée l’offensive israélienne qui est en train de détruire le Liban, mais il est peu probable qu’elle ait été lancée sans le feu vert des Etats-Unis, et de toute façon elle bénéficie de leur couverture diplomatique et s’inscrit dans la stratégie globale de "guerre contre la terreur". De leur côté, naturellement, les adversaires des Etats-Unis ne sont pas en reste. Jouant avec le feu et percevant bien les difficultés croissantes auxquelles se heurte désormais l’ancienne "hyperpuissance", ils croient avoir tout intérêt à la multiplication des points d’affrontement pour avancer, qui vers le rétablissement du "califat", qui vers la domination du Moyen-Orient. Mais ce n’est pas Ben Laden qui inspire ou manipule le Hamas, pas plus que la Syrie ou l’Iran, lesquels arment le Hezbollah pour rétablir leur influence dans la région comme Israël armait et utilisait naguère les Phalanges libanaises, ne sont eux-mêmes Al-Qaida. C’est seulement si les oppositions nationales et théologiques qui déchirent le monde arabe et musulman venaient à disparaître qu’on pourrait parler d’un "choc des civilisations" et que la politique aurait définitivement perdu ses droits dans la région. Reste que les discours vont dans ce sens, qu’il s’agisse de la croisade contre "l’axe du Mal" ou de l’appel renouvelé à l’élimination de "l’entité sioniste" et au djihad. Qui ne voit que Bush et Ahmadinejad ont besoin l’un de l’autre autant que leurs rhétoriques se calquent l’une sur l’autre.
Reste aussi qu’en ouvrant un troisième front au Liban (et virtuellement en Syrie), en se lançant dans une opération de guerre totale qui frappe avant tout la population civile et en faisant simultanément la preuve de l’inefficacité de son armée en face d’un mouvement de guérilla, comme les Etats-Unis sont en train d’en faire l’expérience de leur côté, Israël est entré dans une ère nouvelle qui ne promet rien de bon, ni pour lui ni pour ses voisins. Il fait reculer à perte de vue les possibilités d’un règlement pacifique avec les Palestiniens et avec l’ensemble des pays du Moyen-Orient. Il met sa propre existence en danger comme jamais. C’est donc un tournant stratégique dans cette violente histoire à quoi nous assistons. On n’en évitera pas les conséquences. A terme les Etats-Unis échoueront dans leur entreprise néo-impériale, si ce n’est déjà fait, mais ils se retireront en laissant derrière eux un champ de ruines, et des adversaires surarmés et fanatisés, des populations défiantes ou haineuses envers tout ce qui vient de "l’Occident". Israël ne survivra contre un environnement plus hostile que jamais qu’en maintenant ses propres citoyens en état de mobilisation permanente, en multipliant les fortifications intérieures, les "zones tampon" rasées au sol pour y empêcher l’implantation de guérilleros, et les opérations de "dissuasion" massive contre les Etats de la région - y compris peut-être nucléaires. Cela durera dix, vingt ou cinquante ans avant l’effondrement, mais dans l’intervalle il est probable aussi que les nations palestinienne et libanaise (n’en évoquons pas d’autre pour l’instant) auront subi une atteinte irréversible. L’échéance exacte est incalculable, mais l’engrenage est implacable, et c’est maintenant que les choses se jouent.
Que faire contre une fatalité dont les hommes, les idéologies, les intérêts de puissance et les systèmes politiques sont les agents, quand, ayant laissé passer les occasions d’intervenir aux côtés des plus faibles, ou des moins fous, on est au-delà de l’urgence et que tout paraît joué ? Cette question se pose en particulier à l’Europe, avec une acuité d’autant plus grande qu’il ne s’agit pas pour elle d’événements lointains aux conséquences hypothétiques, mais d’une histoire qui est aussi la sienne, dans laquelle elle est impliquée par le voisinage, les échanges de populations, les intérêts économiques et culturels, les responsabilités passées et présentes (à commencer par celle de la colonisation et celle de l’extermination des juifs d’Europe qui a rendu possible la réalisation du projet sioniste). Sans doute est-ce dans le moment de la plus grande difficulté, et du plus grand danger commun, qu’il faut fournir le plus grand effort d’imagination et de volonté pour renverser le cours des choses, et donc pour les apercevoir dans leur exactitude.
Devant l’accentuation du militarisme israélien et sa "réponse" à des actions de partisans dont certaines relèvent du terrorisme - une réponse non pas "disproportionnée" comme on dit mais qui prend la forme suicidaire de véritables crimes de guerre - l’Europe n’a pas à faire preuve de complaisance, en ruminant encore et toujours sa mauvaise conscience. Il faut au contraire qu’elle mette en œuvre tous les moyens de pression et de conviction dont elle dispose, à commencer par la suspension temporaire des accords de coopération économique et scientifique privilégiés qui la lient à Israël. Au besoin en répudiant l’unanimisme et en allant pour cela contre la volonté et les manœuvres dilatoires de certains gouvernements plus directement inféodés aux Etats-Unis. De toute façon en prenant décidément ses distances avec ceux-ci, aussi longtemps que leur politique reste dominée par les mêmes forces théologico-impériales. Il faut surtout qu’elle replace la politique internationale, pour ce qui dépend d’elle (et ce n’est pas rien), non seulement sur le terrain des situations historiques réelles, mais sur celui du droit. Ce qui veut dire très concrètement : réclamer à nouveau, en passant s’il le faut par l’Assemblée générale, l’application de toutes les résolutions des Nations unies concernant la Palestine et le Moyen-Orient, et non pas seulement de certaines d’entre elles (fussent-elles les dernières en date), et donc s’engager en faveur d’une autorité réelle des Nations unies, dont le secrétaire général et la Commission aux droits de l’homme prêchent aujourd’hui dans le désert. Inverser dès aujourd’hui, même s’il y a lieu de penser pour l’avenir à une réforme de l’organisation internationale, la spirale descendante du droit et de la sécurité collective qui s’est enclenchée avec l’invasion de l’Irak et qui est en train de la précipiter vers la même faillite que la SDN en son temps.
Il faut enfin que l’Europe se situe délibérément dans la perspective de construction d’un espace méditerranéen de coopération et de négociation, ou d’une "conférence" régionale permanente de tous les peuples méditerranéens. Les Etats-Unis ou la Russie pourraient certes y avoir une place d’observateur au même titre que l’Iran ou l’Irak, mais ses membres "naturels" sont ceux qui jouxtent la mer commune et qui en ont fait l’histoire. Un tel espace est par définition hétérogène : multiculturel, pluriconfessionnel, politiquement diversifié, traversé d’intérêts économiques et démographiques opposés. Il est donc inévitablement conflictuel. Il ne garantit pas automatiquement la paix. Mais il constitue le seul antidote imaginable à la logique du choc des civilisations, de nature à faire reculer l’intégrisme en même temps que le racisme postcolonial, l’antisémitisme et l’islamophobie. La constitution d’un espace politique méditerranéen donnerait enfin à Israël la possibilité de sortir de sa dépendance exclusive par rapport aux Etats-Unis en le rapprochant à la fois des pays du Nord et du Sud d’où, après tout, provient la majorité de sa population. Symétriquement elle permettrait aux Palestiniens et aux Libanais d’échapper à une relation trop contraignante avec le seul monde arabe. Un tel espace pourrait offrir à terme à Israël une garantie de sécurité collective en échange de sa mutation pacifique, en même temps qu’il redonnerait aux Palestiniens (et désormais aux Libanais) confiance dans les moyens du droit et de la négociation pour faire triompher leurs revendications d’égalité, d’indépendance et de justice. Quand nous disons "il faut", c’est bien entendu "il faudrait" qu’on doit lire. Il faudrait, pour peu qu’on veuille éviter le pire. Mais le veut-on vraiment ? La question est posée non seulement aux gouvernements, mais à tous.
Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite à l’université de Paris-X Nanterre, distinguished professor of humanities, university of California Irvine.
Jean-Marc Lévy-Leblond est physicien, professeur émérite à l’université de Nice-Sophia Antipolis, directeur de la revue Alliage.
Auteurs divers
Création de l'article : 23 août 2006
Dernière mise à jour : 23 août 2006
Page visitée 891 fois (1)
|