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Il y a 50 ans : Kychtym le premier Tchernobyl |
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Au commencement des catastrophes nucléaires était Tchernobyl ? Sûrement pas. Vingt-neuf ans plus tôt, le 29 septembre 1957, quelques 2 millions de curies de divers radioéléments (principalement du strontium 90 et du césium 137) se volatilisent dans l’atmosphère et 18 millions retombent à proximité du site de "Tcheliabinsk" à la suite d’une explosion de déchets entreposés sans précaution autour d’une usine produisant du plutonium militaire. Une région verdoyante et boisée de 1000 Km2 près de Kychtym (Oural) est contaminée, une zone d’au moins 250 km2 transformée en cimetière. Une trentaine de villages sont rayés de la carte et des dizaines de milliers de paysans évacués à la hâte. Quant aux morts estimés au moins à plusieurs centaines, seuls les militaires soviétiques disposent de données précises...
Extrait de La gueule ouverte - Combat non violent n°196 du 9 février 1978 :
[...]
LORSQUE Jaurès Medvedev décrivit « Deux décades de dissidence » en URSS dans un premier article pour le journal anglais New Scientist, il mentionna au passage deux « accidents » de la technologie ou de la politique russe en matière de recherche. Le premier concernait la mort de dizaines de personnes - dont le chef de centre - autour d’une fusée de lancement d’un satellite vers la lune qu’on avait voulu envoyer coûte que coûte en l’air (malgré un incident technique constaté) pour coïncider avec l’arrivée de Kroutchev à l’ONU à New York en octobre 1960 et rehausser son prestige. Le deuxième concernait l’accident nucléaire survenu fin 1957 [...] à Kyshtym, une ville de l’Oural entre Chelyabinsk et Serdlovsk. Il s’agissait, disait-il, de l’explosion - semblable à l’éruption d’un volcan - d’un dépôt souterrain de déchets radioactifs aménagé auprès des premiers réacteurs militaires installés là. Les déchets ainsi projetés, emportés par le vent, avaient - disait-il - recouvert plus d’un millier de km2 de terres arables, de bois, de lacs, de villages et de petites villes.
Exilé en Angleterre depuis 1972 seulement, Medvedev ne savait pas que cette catastrophe vieille de 20 ans était inconnue en Occident et fut tout étonné de l’intérêt suscité par ses révélations.
Nous verrons plus loin que ce désastre n’était pas inconnu de tout le monde, mais il resta « secret militaire » car il est des choses désagréables de la vie dont il vaut mieux préserver les enfants tant à l’Est qu’à l’Ouest. A l’Est car l’État - comme ici Sa Sainteté notre Pape - inspiré de Marx et de Son prophète Lénine, est infaillible ; et à l’Ouest parce que les gouvernements avaient déjà suffisamment d’emmerdements comme cela avec leurs propres antinucléaires.
Décidément, c’est pas étonnant que Medvedev se soit fait virer d’URSS : un empêcheur de désintégrer en rond on vous dit. C’est en tout cas ce que pensa et dit Sir John Hill, le Directeur de I’UKAEA (le Commissariat à l’Énergie Atomique Anglais), pour qui ces révélations de Medvedev étaient « de la science-fiction », des « bêtises » ou même peut être « un produit d’imagination » : Medvedev est un biochimiste de réputation mondiale - c’est d’ailleurs pour cela qu’il a pu quitter vivant l’URSS - et les propos injurieux, sans l’ombre de preuve scientifique, de J. Hill à son égard ne pouvaient que briser sa carrière en Occident. On remarquera en passant le parallèle entre les méthodes d’un Lyssenko en Russie et celles de Sir John Hill. Mais déjà l’accident de Windscale au nord de l’Angleterre en 1957 qui avait envoyé un nuage radioactif au dessus de Londres et jusqu’au Danemark, avait causé suffisamment de soucis à I’UKAEA. S’il s’avérait que ces installations nucléaires foutaient le bordel un peu partout même là où la rentabilité n’est pas un critère contre la sécurité - il n’y aurait bientôt plus assez de tranquillisants et de flics pour calmer les sujets de Sa Majesté. D’où les réactions spontanées et scientifiques de Sir John Hill et de quelques autres savants aux ordres.
Le même coup se reproduira d’ailleurs contre les premiers scientifiques indépendants (allemands, australiens et anglais) qui révélèrent les dangers de la Thalidomide. Heureusement Sir John Hill est un gros bras, et qui plus est, un spécialiste atomiste, un coup sur la tête de ce misérable exilé biochimiste - donc pas nucléo-compétent - et le tour sera joué. Mais un mec chiant c’est un mec chiant, et Medvedev décida, seul, à 5 000 km du lieu de l’accident, de prouver ce qu’il avançait. De toutes façons, il n’avait pas le choix, sa réputation était en jeu.
Un biochimiste, ça étudie quoi ? En gros la chimie du vivant : plantes, bêtes ou hommes. En particulier, depuis qu’il y a des molécules dites « marquées » (avec des éléments radioactifs), on peut étudier la circulation des différents éléments chimiques dans les tissus vivants. Futé comme Sherlock Holmes, Medvedev se dit « Si une telle étendue a été contaminée, c’est pas possible que les chercheurs russes n’en profitent pas pour étudier les effets de la radioactivité sur la faune et la flore. D’accord, le KGB veille, mais plusieurs dizaines de chercheurs poussant au cul pour faire publier leurs travaux - et se faire apprécier - ça doit sortir un jour ou l’autre, plus ou moins camouflé, mais ça doit sortir ».
Qui est plus, voilà qu’un autre savant russe, le Pr. Léon Tumerman, ancien chef du labo de biophysique à l’institut de Biologie moléculaire de Moscou, qui avait émigré en Israël en 1972, racontait la même histoire. Tumerman avait visité la région en 1960 et avait vu la zone contaminée devenue zone interdite : tous les villages avaient été rasés pour empêcher le retour des habitants et des panneaux interdisaient aux automobilistes de s’arrêter sur les routes de ce secteur. Néanmoins, ce nouveau témoignage n’était quand même pas suffisant pour convaincre les fabricants occidentaux de centrales nucléaires, Sir John Hill en tête : l’accident pouvait être tout simplement « exagéré ».
Fallait quasiment un témoignage des Russes eux-mêmes et c’est ce que Medvedev réussit à obtenir. En épluchant la littérature scientifique russe, il découvrit plus d’une centaine d’articles concernant les effets du strontium 90 et du césium 137 sur l’environnement, les plantes et les animaux [...]. Aucun des articles ne mentionnait le mode de contamination, habituellement ces études sont faites en milieu isolé : dans des serres ou des viviers de laboratoire, ni le lieu de l’expérience - sauf dans un seul article où le nom de Chelyabinsk était mentionné. Rien n’est parfait en ce bas monde, pas même la censure. Cependant, la diversité des sujets étudiés : les sols, les eaux, les plantes terrestres et aquatiques, plus de 200 espèces animales : insectes, oiseaux, poissons, mammifères [Rien que pour le groupe du Dr. A.I. Ilenko : 21 espèces d’oiseaux en 1967-68, des poissons à partir de juin 69, une cinquantaine d’espèces de canards entre 1970 et 72], ainsi que la nature et le taux de contamination permettaient non seulement de repérer la région avec assez de précision, mais de déterminer la date de l’accident (les articles publiés en 1968 mentionnaient une observation sur 10 années, ceux de 1969 sur 11 ans, ceux de 1971 sur 14 ans), le type de l’accident et l’étendue des dégâts.
Déjà, le premier article sur ce sujet : une étude mathématique des variations de la radioactivité au cours du temps dans deux lacs entrophiques (eau non courante) de 4,5 et 11,3 km2. publié en 1966 par F. Rosinsky, aurait dû surprendre les savants occidentaux. Peut-on imaginer la contamination volontaire de deux si grands lacs pour le simple plaisir de confirmer des calculs vaseux ? La contamination des brochets étudiés par Ilenko - certains de 12 à 15 kg, ce qui exige un lac à eau courante de 10 à 20 km2 - impliquait une radioactivité de quelques [...] millions de curies dans le lac. Comme cette radioactivité provenait notamment des eaux de ruissèlement de la région environnante, on peut en déduire que celle-ci devait avoir reçu plusieurs [...] millions de curies de strontium 90 et de césium 137.
Le fait que de telles études ne portaient que sur une contamination importante par le strontium 90 et le césium 137 montrait qu’il s’agissait d’une contamination par des déchets de centrale nucléaire. Tout d’abord les soviétiques avaient une zone beaucoup plus septentrionale pour essayer leurs bombes et Kroutchev n’aurait certainement pas toléré qu’on fasse péter une bombe nucléaire dans un endroit habité pour refaire les études américaines d’Hiroshima et de Nagasaki. Il ne pouvait pas s’agir non plus de l’explosion d’une centrale nucléaire en fonctionnement parce que le taux de contamination observé pour le strontium 90 et le césium 137 aurait impliqué une contamination instantanée par d’autres noyaux radioactifs, telle que ces animaux n’auraient jamais survécu pour être étudiés 10 ou 15 ans plus tard.
Comment une telle explosion a-t-elle pu se produire ? D’après Medvedev, l’hypothèse la plus probable est la suivante. A cette époque - encore moins qu’aujourd’hui - on n’extrayait pas 100 % du plutonium des déchets radioactifs pour préparer les bombes A. Les boues résiduelles auraient été simplement jetées dans une fosse bétonnée, sans fond, de manière à ce que les déchets s’écoulent progressivement dans le sol. Malheureusement, on le sait depuis, les différents métaux percolent dans le sol et se stabilisent sur des couches différentes. Il a très bien pu se former une zone où la densité de plutonium était suffisante pour déclencher une réaction en chaîne peut-être accélérée par les eaux de pluie. Les américains auraient eu, paraît-il, un problème analogue - heureusement dans une région sèche et auraient pu recreuser à temps pour récupérer le plutonium.
En tout état de cause, il semblerait que la CIA américaine ait été au courant de quelque chose dès le début. Comme par hasard, l’avion espion U 2 de Powers, abattu par les Russes le 1er mai 1960, est tombé à quelques kilomètres de Sverdlovsk. Depuis les révélations de Medvedev, un groupe antinucléaire US derrière Ralph Nader a obligé la CIA - par la loi sur la liberté de l’information - à publier ce qu’elle savait là-dessus. Ce que la CIA a fait mais en partie seulement. Il y aurait eu, selon la CIA, deux accidents un au printemps 1958, l’autre en 60 ou 61. C’est peu comme information, et c’est peut-être un accident de trop.
Y a-t-il eu des études comparables à celles sur les plantes et les animaux publiées relatives aux être humains ? Medvedev répond non. En URSS la radioprotection - comme le reste - est sous le contrôle du KGB. Cependant, deux personnes de la région, émigrées maintenant en Israël, confirment « Plusieurs milliers de victimes encombraient les hôpitaux des alentours », une autre qui avait vécu dans la région dix ans après la catastrophe : « Devenue enceinte, on me conseilla d’avorter, ce que je fis ». [...]
Il est [aussi] prouvé qu’en 1969 au moins le CEA français était au courant de cet accident*. Non seulement il s’est bien gardé de nous en faire part, mais de plus on peut se demander si l’incrédulité affichée par Mme Vigne de l’EDF - ou même Sir John Hill de I’UKAEA - est une preuve de franche bêtise... ou d’une malhonnêteté non moins stupide.
C.P.
* "SWERDLOWSK ou SEMIPALATINSK KASACHSTAN U.R.S.S. Août 1957 - Début 1958. Réacteur nucléaire ou essai nucléaire. 172 personnes très irradiées, 20 personnes partiellement aveugles. 13 000 km2 contaminés." Voilà ce que l’on peut lire dans une bibliographie (CEA BIB 164) du Commissariat à l’Énergie Atomique parue en 1969 sous le titre L’énergie nucléaire - Accidents et incidents, par Yves Sutra Fourcade du Centre de Production de Plutonium de Marcoule. [...]
Lire :
- La revue de Presse (1978-1989)
http://www.dissident-media.org/infonucleaire/20ans_de_silence.html
- Enfin une demie-vérité sur l’autre Tchernobyl
http://www.chez.com/atomicsarchives/kychtym.html
- Les causes du désastre de 1957
http://www.dissident-media.org/infonucleaire/kychtym2.html
- Tcheliabinsk-40 sort de quarantaine
http://www.dissident-media.org/infonucleaire/tcheliabinsk40.html
http://www.dissident-media.org/infonucleaire
infonucleaire
Création de l'article : 29 septembre 2007
Dernière mise à jour : 28 septembre 2007
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