Les bons esprits ne manquent jamais de nous rappeler que les armées de la bourgeoisie ont écrasé la Commune, que le parti stalinien a détruit les collectivités espagnoles, que la montagne de Mai 68 a accouché d’une génération de rats bureaucratiques et affairistes très prisés par l’État et les multinationales. Le prétendu devoir de mémoire, qui nous enseigne les horreurs du passé, les guerres, les massacres, la sainte Inquisition, les pogromes, les camps d’extermination et les goulags, perpétue le vieux dogme d’une impuissance congénitale de l’être humain à vaincre le mal, à s’affranchir de l’oppression séculaire. On veut nous faire croire que l’être humain est un esclave, incapable de créer sa propre destinée ; qu’il est condamné à n’être qu’un rouage dans la machine économique qui écrase le vivant pour en faire jaillir du sang et de l’argent. Alors que les idéologies des partis et des groupuscules se sont vidées de leur substance et ont laissé place à un clientélisme politique calqué sur les campagnes promotionnelles des supermarchés, on nous ressert leurs cadavres comme une nouveauté. Ce qui a démontré sa nuisance par le passé revient comme un remugle d’égout : le libéralisme, cette imposture qui identifie la liberté individuelle à la prédation ; le nationalisme, fauteur de guerres ; le fanatisme religieux ; les détritus du bolchevisme ; les nostalgiques du fascisme. Après quoi, on décrète que l’homme n’apprend rien et recommence les mêmes erreurs. Mais c’est seulement de l’histoire de leur inhumanité que les hommes ne tirent guère de leçons. S’ils réitèrent, dans une parodie à la fois ridicule et sanglante, les pires aberrations du passé, c’est que tout est mis en œuvre pour leur faire oublier ce que, de siècle en siècle, ils ont osé entreprendre pour tenter de vivre mieux.
J’appelle défaite l’étouffement des libertés individuelles par l’individualisme libéral, par le mensonge du nationalisme identitaire, par l’imposture du prétendu communisme, par le socialisme et la démocratie corrompue, par la dictature des libertés économiques. Je n’appelle pas défaite la Commune de Paris écrasées par les versaillais ; les conseils ouvriers et paysans liquidés par Lénine et Trotski ; les collectivités libertaires espagnoles détruites par les staliniens. Car ce que la liberté de vivre a construit et que les armes de la mort ont apparemment vaincu renaît sans cesse. C’est de son inachèvement que nous devons tirer les leçons car il nous appartient d’aller plus avant.
Raoul Vaneigen - extrait texte envoyé au 1er colloque international In Memoriam André Aubry. San Cristobal de las Casas, Chiapas, du 13 au 17 12 2007.