Merde Papa !
Nous prendrons pour guide les propos exprimés par Luc Boltanski et Eve Chiapello :Notre ambition a été de renforcer la résistance au fatalisme, sans pour autant encourager le repli vers un passéisme nostalgique, et de susciter chez le lecteur un changement de disposition en l’aidant à considérer autrement les problèmes du temps, sous un autre cadrage, c’est-à-dire comme autant de processus sur lesquels il est possible d’avoir prise. Il nous a semblé utile, à cet effet, d’ouvrir la boîte noire des trente dernières années pour regarder la façon dont les hommes font leur histoire. C’est en effet parce qu’elle constitue, en revenant sur le moment où les choses se décident et en faisant voir qu’elles auraient pu prendre une direction différente, l’outil par excellence de la dénaturalisation du social que l’histoire a parti liée avec la critique.
Nous n’aurons pas d’autre satisfaction que celle d’avoir vidé le tiroir dérangé d’une commode. Plus particulièrement ces meubles pas assez nobles pour pénétrer dans les salons, ceux que l’on relègue dans les entrées, qui héritent des innombrables traces destinées à l’oubli et dans lesquels on vient fouiller à la recherche d’objets ou de clefs perdus ! Ces tiroirs si souvent et facilement accessibles aux enfants dont rien de ce qu’ils contiennent ne paraît précieux, sauf au regard de celui qui découvre, re-découvre l’insignifiant égaré et le replace, le dérobe, l’extrait, délinque sans autre malveillance que le désir de comprendre et savoir ce que ce bazar peut bien faire dans ce tiroir !
La mémoire ? Les mémoires ? Le mémoire ? Rares sont les mots de la langue française qui possèdent autant d’orientations qu’ils ont de genres ou de nombres. Masculin, féminin, pluriel, la mémoire ne répond pas à un concept en particulier mais a de particulier de répondre à tout ! De la justification par l’oubli involontaire, Ah, désolé, j’ai oublié !, à la justification par omniprésence du souvenir inoubliable Ah, ça restera gravé dans ma mémoire ! le présent se conjugue facilement au passé.
Parce que le sentiment d’évidence se dissout à l’évocation de la mémoire, le mot est problème... avant qu’il ne le pose. L’emploi du mot ne correspond pas à une notion précise, désigne des choses fort différentes, échappe à la définition et par conséquence à l’expression d’un sens.
Faisons un détour par les rayonnages des hyper marchés. Mamie confiture, grand mère café ou yaourtière, oncle qui "riz" maintiennent un lien mensonger au passé, une mémoire quasi muséale en exposition dans les rayons. Nous ne pouvons que nous questionner là sur deux des sens du mot conservateur ?, responsable de patrimoine ou additif alimentaire, les objets semblent bien proches. Où sont les sens, les gestes, les parfums, les crépitements de cuisson, la chaleur du four, ... Un jeu avec le temps provoque au détour de la vie, l’envie de refaire. On téléphone pour une recette. Mais quels ingrédients cherchent-on vraiment au travers de cette requête ? Quelle récompense ? Quel amour ou désamour se transmet-il lorsque sonne l’heure de passer à table ? L’essor des viennoiseries qui dégueulent toutes vitrines ouvertes le parfum de leurs brioches aux passants l’ont bien compris. La clef des sens conduit-elle à la clef des songes, ou bien est-ce l’inverse ? Nous retrouvons, encore une fois, les aspects les plus primitifs liés à la conscientisation de la mémoire. Mémoire des sens et du corps, comme si rien n’avait changé depuis Descartes.
Nous n’omettons pas ce que nous nous "freudonnons" à l’oreille à l’écoute des propos qui nous sont contés. Au diable les occurences, la mémoire doit également exercer une réflexivité sur son action. Cette ampleur d’une vie intériorisée entrave la prise de conscience des parasitages et des détournements. La mémoire rencontre d’innombrables difficultés et ressemble à l’étranger qui ne voit que ce qu’il sait déjà de l’univers qu’il découvre...rien, lorsqu’il ne sait rien !
Dans les souvenirs installés et commémorés, mémoire muséale et adorée se situeraient les entraves aux projets individuels. Du ressouvenir, strate profonde de la mémoire pourraient s’extraire les méthodes de la conduite des projets aboutis, de nouvelles histoires, d’une nouvelle histoire dénuée de conscientisation, créatrice, libératrice. On peut se souvenir alors de Galilée, Copernic, Léonard de Vinci...
L’instant vient de la mémoire et ce sont les sous-venirs de sous la mémoire qui re-viennent de l’oubli. Notre travail conduit à observer que le questionnement de la mémoire éveille l’instantanéité d’une image. La visualisation de celle-ci a pour effet de déconstruire la contemporanéité. Il n’y a pas d’arrêt sur image prolongée. La lecture rapide arrière se met immédiatement en fonction et provoque une translation projective. Ceci met en lumière deux sens opposés où nous distinguerons le poids de la nostalgie en regard d’échecs de projets de vie, et l’expression de pouvoirs dominants puissants.
Dans ces re-tours, il peut se distinguer comme un tour de passe-passe que le témoin verrait à nouveau sans jamais distinguer l’habileté de la prestidigitation.
Nous observons très précisément ce que nous allons nommer une prospective paradoxale...pouvoir de domination absolu.
Il ne s’agira plus au terme (jamais accompli) de notre travail de seulement analyser et examiner les différentes formes de mémoire, d’histoire orale et d’histoire écrite, mais de réfléchir sur le poids qu’exerce la mémoire comme facteur fondamental sur l’instrument qu’elle peut devenir aux mains des inventeurs d’états nations et par redondance aux mains des maîtres d’institutions.
Observée la mémoire se manifeste capricieuse, transmission qui tout à la fois intègre et oppose, rassemble et disperse, normalise et distingue, jamais saisissable, toujours entre, par dessus, en dessous, chevauchant à la jonction des sociétés et des contextes locaux, des institutions, des particuliers, dans les transversalités, les intersections des itinéraires individuels où les fissures des héritages matériels et/ou symbolique.
Ils ont aujourd’hui 65 ans, dix ans de plus, dix ans de moins, peu nous importe. Ils avaient moins de dix ans à la libération, une vingtaine lors de la décolonisation. Amère frustration transmise de leurs pères, vécue par ces jeunes gens qui brutalement, pour ne pas dire avec brutalité, durent abandonner leurs esclaves du bout du monde. Arrive la trentaine et mai 68. Le plein emploi, les fruits du pillage colonial sont placés dans des acquisitions monstrueuses de patrimoines immobiliers et industriels gonflant de fait les gains de la collaboration, les gamins peuvent jouer du pavé avec les forces de l’ordre...ça ne sèmera pas le désordre.
Pendant que papa s’occupe de tout, les fistons s’organisent une libération sexuelle qui n’écarte pas les attouchements sur mineurs, qui fait de l’inceste un mode de vie, sous les "tabous" la plage, sous le "totem" les pavés. Mais ce n’est pas tout, cette même génération consomme son énergie comme de l’eau de pluie, fume sans danger, lave sa voiture au bord des points d’eau et s’adonne à faire sa vidange dans les champs. Ils offrent à leurs femmes la liberté de travailler, de voter accessoirement, et de s’équiper en électro ménager afin qu’elles n’omettent pas leur taches ménagères dans tout cet élan d’émancipation. Fort de l’exemple de papa le fiston va promouvoir son nouveau Dieu : l’hypermarché. Aux colonies perdues inventons la mondialisation, à nos esclaves disparus substituons nos enfants. Ils ont aujourd’hui 65 ans, presque 70, leurs enfants une quarantaine d’années. Ces derniers voient s’évaporer les acquis de leurs parents, parce qu’ils ne veulent pas les transmettre.
Nous, nous soutiendrons que la mémoire collective s’est construite en faisant abstraction des mémoires individuelles, avec des souvenirs imaginaires, forgés par des instances externes et imposées à l’individu. Nous conviendrons à l’écoute attentive de nos rencontres que l’individu absorbe les souvenirs qui lui sont suggérés par la culture dominante et qu’il les ajoute au stock de mémoire vivante qu’il partage avec les autres membres de sa communauté que celle-ci soit structurée et de proximité, ou qu’il s’agisse du groupe "national". Rendre la manipulation visible est une manipulation en soi qui oriente le débat. Manipuler l’intimité c’est permettre à l’art de l’exercice du pouvoir d’user de toute la perversité qui lui permet de subsister sans jamais se faire remarquer.
Ils ont 65 ans et plus, ils détiennent toujours le pouvoir, ils ne le lacheront pas. Ils ont formé leurs chiens de garde pour assurer la sécurité de leurs méfais, ils te font bosser pour entretenir leurs piscines, ils te font payer une redevance pour l’usage d’une drogue permanente télécommandée, ils t’ont mis sous perfusion de pétrole, de plastique, d’OGM, de boulot, de claques dans la figure et soumis que tu es, tu prends tout ça sans bouger, sans le remarquer, sans rien contester, sans rien combattre. De toute façon, comme l’a exprimé notre Premier Ministre, tu n’as même plus les moyens d’ouvrir ta gueule, et puis, il faudrait que tu sois convaincu d’une chose, d’une petite phrase qu’il te demeure impossible à penser, et encore plus à dire : "Merde Papa !".
Benoît COMTE, Sociologue.